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d’avoir, en retrouvant ces lois délicates et cachées, créé une science nouvelle, la grammaire comparée. Les règles qui gouvernent les destinées des mots une fois connues, il doit devenir possible de déterminer, au seul aspect de certaines formes données, dans quelle période du développement général de la langue-mère à laquelle elles se rapportent on doit les classer. Ce qui s’observe de ces formes vaut également pour le peuple qui les met en usage : on doit apprendre par là à quelle distance il est placé de la souche commune, et combien de développemens successifs l’en séparent. Ainsi George Cuvier, au seul examen d’un ossement fossile, restituait l’animal ignoré auquel cet ossement avait appartenu, disait son genre et son espèce, même son âge et son sexe. Ainsi le géologue, à l’aspect d’un filon ou d’une roche, sait à quelle époque de la formation du globe terrestre il doit l’attribuer. Appliquant cette méthode aux langues germaniques, dont ce qui nous reste du gothique est le représentant le plus ancien, on a cru pouvoir conclure que le rameau des Germains s’était séparé de la souche aryenne pendant la seconde moitié de l’époque védique. Assigner des dates précises à ces grands changemens préhistoriques serait, comme on sait, une entreprise téméraire ; c’en est assez, si l’on peut indiquer une sorte de chronologie relative, c’est-à-dire une succession logique déterminée par les seules phases du langage.

Les mots sont les dépositaires, puis les témoins des impressions intellectuelles et morales des hommes. En se transformant, ils suivent, rendent et excitent le progrès de la pensée humaine. Tacite nous donne occasion dans sa Germanie d’en citer un curieux exemple, quand il assimile au Mars classique le dieu Tyr ou Zio des Eddas. Jacques Grimm et M. Max Müller ont refait avec une érudition très ingénieuse l’histoire de ce dieu ou plutôt de ce nom : numina nomina. Le sanscrit dyaus, en indien actuel dyuy s’appliquait, disent-ils, dans la langue primitive des antiques Aryâs, à tout ce qui brillait devant leurs yeux, au ruisseau sur le flanc de la montagne, au fleuve dans la plaine, au nuage transparent dans les cieux, aux cieux eux-mêmes, aux astres, au soleil, aux étoiles. A tout ce qui resplendissait, les aînés de notre race accordaient leur attention et peut-être leur vague adoration première. Le progrès de la pensée les conduisit à concevoir au-delà des astres éclatans, au-delà du soleil, un créateur et maître qui devait, lui aussi, être tout lumière, et qu’ils continuèrent à désigner par le même mot dyaus ou dyu. Or c’est ce mot, joint au sanscrit pitar, c’est-à-dire vénérable, qui a formé le nom de Diespiter ou Jupiter, ou bien, seul, a donné lieu aux diverses dénominations de l’être suprême dans les langues indo-européennes : Zeus et Theos en grec, les