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l’ordre public, et les nègres des sauveurs. Il y avait alors plus de 300,000 esclaves dans l’île ; eux seuls cultivaient la terre. Aussi, quand fut votée en 1833 la loi d’émancipation, cette colonie reçut-elle 150 millions de francs d’indemnité sur les 500 millions que le parlement britannique attribuait aux propriétaires dépossédés. Une conséquence de l’affranchissement des nègres fut une loi électorale qui leur permit de s’introduire dans le parlement local. Cette mesure n’eut d’autre effet que de mettre plus en évidence l’hostilité des deux races. Vers cette époque commençaient à se manifester des vœux timides en faveur de l’annexion aux États-Unis. Les cultures étaient négligées, le commerce était en décroissance ; les nègres, devenus libres, étaient plus malheureux qu’au temps de l’esclavage, car ceux qui voulaient vivre de leur travail sans être soumis au joug de leurs anciens maîtres ne pouvaient s’établir que dans les cantons les plus stériles, toutes les terres de bonne qualité ayant été accaparées par les planteurs. Il semblait aux nègres qu’une loi agraire dût être le complément de la loi qui leur rendait la liberté. Une nouvelle insurrection était imminente, elle éclata sur un prétexte futile. Au mois d’octobre 1865, à la suite d’une petite contestation en justice de paix, les noirs s’ameutèrent contre les autorités d’une paroisse. Quand la police voulut arrêter les plus turbulens, la foule se rua sur les magistrats, mit le feu aux bâtimens municipaux, et se répandit dans la campagne, où diverses habitations furent incendiées et quelques blancs mis à mort. Il y avait alors environ un millier de soldats à la Jamaïque, disséminés en plusieurs garnisons. Les colons s’épouvantèrent, croyant que l’insurrection devenait générale ; le gouverneur proclama la loi martiale, en vertu de laquelle quantité de rebelles furent fusillés à mesure qu’ils étaient arrêtés. En réalité, les insurgés n’avaient ni les moyens ni peut-être la volonté d’exterminer les planteurs. La paix se rétablit si vite que l’on ne voulut pas croire en Angleterre à la gravité de la révolte, et que l’on fut surtout impressionné par l’implacable sévérité des magistrats qui l’avaient réprimée. A la suite de ces événemens, le cabinet britannique révoqua le gouverneur-général, et prescrivit à un comité d’enquête d’examiner l’affaire en tous ses détails ; les conclusions de cette enquête furent que la peine de mort avait été appliquée sans nécessité, que la punition du fouet avait été trop fréquente et en certains cas réellement barbare, enfin que l’incendie d’un millier de maisons était une représaille inutile et cruelle, quoique ces maisons brûlées fussent presque uniquement des huttes de bois et de feuillages.

Une autre conséquence de cette insurrection fut le retrait de la constitution libérale dont les blancs de la Jamaïque avaient joui depuis près de deux siècles. Ils sentirent eux-mêmes que le régime