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son bonheur se confondait avec celui d’une fille tendrement aimée. Cette fille, qui se nommait Charlotte-Emilie comme sa tante, il la destinait au fils aîné de la marquise, au jeune marquis de Balleroy, colonel de dragons ; dès qu’elle fut en âge, il n’hésita pas à entamer l’affaire et à rompre la glace. L’excellent homme avait le tort, en tout ceci, de consulter uniquement ses goûts sans prendre l’avis de sa fille ; mais il ne s’en apercevait même pas, tant la coutume aristocratique l’excusait. Il écrivit à sa sœur avec une touchante effusion, lui déroulant les conceptions de sa tendresse, le désir favori de ses vieux jours, en un mot le plan de ce qu’il appelait son château en Espagne : « Ma fille n’a point été élevée à vivre à Paris, en grande dame. J’ai voulu être le maître du choix d’un gendre et je n’ai pas voulu transporter mes droits aux femmes de chambre. Je lui donnerai 200,000 livres ; elle passera sa vie sans murmurer dans une belle terre, avec un mari qu’elle aimera, avec son oncle, sa tante et avec son père. Mon château en Espagne est de me retirer avec vous autres. » Ce rêve patriarcal venait se heurter à des visées bien différentes : les Balleroy, pour se tirer de leur obscurité provinciale, méditaient un coup d’éclat, ils négociaient secrètement une alliance avec la maison des Matignon, et la combinaison, silencieusement préparée, allait aboutir, « il n’y avait plus qu’un pas jusqu’au bénitier, » lorsqu’ils reçurent la confidence intempestive de Caumartin. On peut juger de l’accueil qu’ils firent à la pastorale de leur frère dans un moment où ils avaient le cœur enflé de leur succès et la tête tournée d’ambitieuses espérances. Celui-ci, piqué au vif, se plaignit des procédés mystérieux de sa sœur et du peu de confiance qu’elle lui avait témoigné ; il maria sa fille à un Ségur, président à mortier au parlement de Bordeaux ; le colonel de dragons épousa, avec 50,000 livres, la seconde fille du maréchal de Matignon, « qui n’était plus jeune, dit Saint-Simon, et s’ennuyait de n’être pas mariée. » L’orgueil de la marquise reçut dans son triomphe un sensible échec, car les Matignon, outrés de ce qu’ils jugeaient une mésalliance, « ne voulurent pas ouïr parler de Balleroy ni de sa femme. » Caumartin de Boissy mourut en 1722.

A côté de lui, un correspondant plus jeune et de grand mérite aussi s’était peu à peu formé à tenir sa place et à remplir un tel vide : ce cligne successeur de Caumartin dans la tâche difficile de satisfaire la curiosité de la marquise était d’Argenson le philosophe, l’auteur des Mémoires. Moins spirituel que son oncle et que son frère, d’un commerce moins léger et moins galant, le marquis d’Argenson rachetait ce désavantage par des qualités-essentielles : il était sûr en amitié, fidèle à ses promesses, d’une complaisance infatigable aux désirs de sa tante. Non content de lui écrire souvent, il lui envoyait une gazette rédigée par le principal commis