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déchirées, disputaient les restes d’un sang appauvri à des myriades de sangsues. On verra, dans le livre qui va paraître, ce que furent ces épreuves dont chaque journée varia, durant dix-huit mois, la nature et l’angoisse. Il révélera les ruses d’une diplomatie semi-barbare, et fera toucher au doigt les difficultés presque insolubles que rencontra le chef de l’expédition chez les petits princes indépendans de l’Asie centrale. Tout cela est exposé, ce me semble, avec une précision et un naturel qui placent le lecteur en présence de la réalité même. Si le récit est coloré, c’est que le pittoresque sort du fond des choses ; si, malgré la gaîté avec laquelle sont supportées tant de misères, les yeux parfois se baignent de larmes, ce sont vraiment là ces lacrymæ rerum que ne provoque ni un effet de l’art, ni un calcul de l’écrivain. Les jours durant lesquels il fallait ou lutter contre les cataractes du fleuve, ou disputer sa nourriture aux hôtes des forêts vierges, n’étaient pas cependant les plus douloureux à passer, car on échappait ainsi aux angoisses de l’esprit et aux tortures du cœur. J’ai souvent ouï dire à mon fils que les membres de l’expédition préféraient ces temps de lutte aux époques de bien-être relatif pendant lesquelles la sécurité des personnes, passagèrement assurée, remettait les voyageurs, privés depuis dix-huit mois de toute nouvelle d’Europe, en présence des tristesses qu’éveillait la pensée de la famille absente et de cette France dont le nom même était ignoré autour d’eux. Alors il se faisait de longs silences, et l’on se gardait d’aborder le seul sujet qui les touchât tous ; mais lorsqu’au bruit du tambour on levait le campement surmonté des couleurs nationales, chacun pouvait voir sur les fronts assombris quelles chères images avaient passé dans les rêves agités de la nuit !

Cependant on avançait un peu chaque jour, et la perspective du retour, entrevue comme possible, commençait à relever les courages. S’il avait fallu renoncer à l’espérance de faire du Mékong la grande route maritime de l’Indo-Chine, et de Saigon l’un des premiers ports du monde, si en cela le but principal de l’exploration avait été manqué, la géographie et les sciences naturelles allaient devoir aux courageux explorateurs des observations fort importantes et des collections précieuses. D’ailleurs on avait été en mesure de constater la parfaite navigabilité du Songkoï, beau fleuve qui, se jetant dans le golfe du Tongkin, pourrait singulièrement profiter au mouvement commercial du Céleste-Empire avec notre nouvelle colonie. Aussi redoubla-ton d’ardeur pour trouver enfin ce passage vers la Chine dont la découverte réservée à la France marquerait enfin l’heure bénie où l’on pourrait se préparer à l’inexprimable bonheur de la revoir.

Arrivés, en janvier 1868, à travers un massif de montagnes réputées inaccessibles, jusqu’aux confins du Yunan, les voyageurs rencontrèrent tout à coup, sans l’avoir soupçonné, le sol du grand empire. De quels cris