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contre l’invasion de l’Europe. Je ne me trouve pas le courage de rappeler les joies de ce retour, que la Providence a rendues si courtes, et que de si longues angoisses allaient suivre. Délégué par le ministère des affaires étrangères à l’exploration du Mékong, le jeune voyageur réunit toutes ses forces pour adresser à son département dans le courant de 1869 un rapport étendu sur cette mission ; il en consacra le reste à ces travaux de la Revue des Deux Mondes, reproduction souvent textuelle d’un journal rédigé durant le voyage, tantôt sur le banc d’une pirogue emportée au cours du fleuve, tantôt en pleine forêt sous une tente dressée pour la nuit. Une bonne constitution contint longtemps les progrès d’un mal que le malade cachait aux autres sans se les dissimuler à lui-même, progrès que ne purent conjurer ni les lumières de la science, ni les soins assidus du plus cher compagnon de ses périls.

Afin de correspondre à la sollicitude de ses chefs, qui voulaient bien lui ménager en Égypte un poste à sa parfaite convenance, il tenta, aux premiers mois de 1870, une sorte d’essai de ses forces, en faisant une courte excursion en Angleterre. Cette tentative ne fut point heureuse, et mon fils, pressentant trop bien le sort qui l’attendait, vint s’enfermer, pour ne plus le quitter, au séjour de son enfance, où nous le réchauffions sous nos tendresses, mais dont les horizons aimés souriaient à ses yeux sans ranimer son cœur. L’agitation fébrile augmenta lorsqu’il apprit nos premiers désastres ; quand il n’arrivait de sinistres bulletins, j’avais à supporter avec ma souffrance comme Français celle que le contre-coup me faisait éprouver comme père. Les tortures devinrent plus cuisantes lorsque partit pour défendre le territoire toute notre jeunesse bretonne. En déposant sur le front de ses frères le baiser d’adieu, il demeura comme foudroyé par la révélation de sa propre impuissance. De ce jour-là, le monde, où il ne restait aucune place pour lai dans l’extrémité des périls publics, sembla se voiler pour disparaître à ses yeux ; se détachant sans effort de l’avenir qui lui manquait en même temps qu’à son pays, sa pensée monta comme d’elle-même vers les seuls horizons où l’avenir ne manque point. En parcourant, après que tout a été consommé, des feuilles éparses tracées d’une main tremblante, j’y ai trouvé ceci :

« La vie de l’homme n’a de valeur que dans la mesure où il arrive à la mépriser en s’élevant au-dessus d’elle. Se dévouer, c’est vraiment vivre ; et se dévouer jusqu’à la mort, c’est survivre. »

Ces paroles sont peut-être les dernières qu’il ait écrites avant de quitter ce monde : elles contiennent l’expression de sa confiance et de la mienne.


Cte DE CARNE.


C. BULOZ.