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suppléer au déficit de ses voisins. La régularité de l’alimentation dans les provinces maltraitées n’est plus alors qu’une question, de transports, Veut-on savoir dans quelle proportion les voies ferrées concourent à la résoudre ? La consommation annuelle de la France est d’environ 90 millions d’hectolitres ; chaque année les chemins de fer transportent, soit dans un sens, soit dans l’autre, de 30 à 40 millions. Le plus bizarre est que la quotité de ces transports reste toujours sensiblement la même, que l’année soit stérile ou abondante. La facilité des déplacemens est cause que la marchandise est sans cesse en mouvement, au profit du négociant entreposeur aussi bien que de l’agriculteur et du consommateur. Jadis chaque canton consommait sa propre récolte, ne s’adressant aux autres cantons que dans les cas de disette ou de superflu. Aujourd’hui le meunier soucieux de ses intérêts achète et vend de tous côtés, mélange les céréales des diverses provenances en vue d’en compenser les défauts et les qualités. Que l’on n’aille pas croire que ce trafic surélève indûment le prix de la marchandise ; une variation de prix de 1 franc par hectolitre n’est pas bien considérable, et pour ce prix le blé peut faire 200 ou 300 kilomètres en chemin de fer.

Ce que les chemins de fer ont fait pour le commerce des céréales, ils l’ont fait pour les matières encombrantes en général, pour les engrais, les vins, les matériaux de construction, pour les produits de l’industrie métallurgique. Des transports auxquels on n’avait pas songé jusqu’alors sont devenus possibles. Les beaux marbres des Pyrénées sont rendus à Paris à un prix qui n’en exclut pas l’emploi, comme les vins du midi, comme les bestiaux de l’Alsace et de la Normandie, les bières de Strasbourg et de l’Allemagne. En ce qui concerne les personnes, l’amélioration n’a pas été moins importante, les voyages sont devenus moins coûteux et plus rapides : M. Jacqmin a raison d’attribuer aux chemins de fer une partie des progrès moraux de notre époque ; mais pourquoi faut-il que cet instrument de civilisation soit aussi, en certains cas, une force nouvelle au profit de l’esprit de destruction ? Les écrivains militaires avaient prédit depuis longtemps que les chemins de fer seraient, en temps de guerre, plus favorables aux vainqueurs qu’aux vaincus. Dieu a permis que nous en fissions la triste expérience !

Nous nous apercevons, non sans étonnement, que le Traité de l’exploitation des chemins de fer ne contient aucune mention de l’emploi des voies ferrées par rapport aux opérations militaires. N’est-ce pas un nouvel indice, après tant d’autres, de la prodigieuse surprise que devait nous causer une guerre nationale ? Un instrument de transport, bien autrement influent en campagne que le chassepot ou la mitrailleuse, avait été introduit sur le continent européen depuis nos dernières grandes guerres, et nos états-majors ne s’étaient pas rendu compte de y usage que l’on en doit faire, des moyens de le soustraire à l’ennemi.