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de gouverner. La révolution est donc juste en elle-même, quelque erronée et quelque coupable qu’elle ait pu être dans ses développemens.


II. — ÉCOLE MYSTIQUE ET THEOCRATIQUE. — SAINT-MARTIN ET JOSEPH DE MAISTRE.

L’histoire et la philosophie ne sont pas les deux seuls points de vue auxquels on puisse se placer pour juger les événemens humains. Au-dessus de l’un et de l’autre est le point de vue religieux. Lorsqu’il ne s’agit que des faits ordinaires de la vie politique des peuples, non-seulement il n’est pas habituel, mais il est même indiscret d’y faire intervenir d’une manière trop précise la Divinité : c’est presque la rabaisser que de lui faire jouer un rôle à côté des petites passions et des vulgaires intérêts qui s’agitent dans les affaires des hommes. Lorsque les événemens prennent de vastes proportions, lorsqu’ils provoquent, par une grandeur inattendue, l’étonnement et l’épouvante, le penseur et le croyant échappent difficilement à la tentation de voir dans ces grandes crises la présence vivante et la main terrible de la Providence. L’évêque Salvien nous apprend que, lors des grandes invasions, les peuples étonnés se demandaient avec effroi : « Pourquoi des Romains, pourquoi des chrétiens étaient-ils vaincus par des barbares ? » De même Joseph de Maistre nous apprend que les vaincus de la révolution éprouvaient la même surprise, et ne pouvaient rien s’expliquer de ce qui se passait devant eux. « Je n’y comprends rien, c’est le grand mot du jour. Comment ! les hommes les plus coupables de l’univers triomphent de l’univers ! » De part et d’autre, à la même question même réponse. Les invasions, comme la révolution, étaient un châtiment divin. « Nous sommes jugés, disait Salvien, par un jugement de Dieu, et c’est pour notre perte qu’a été envoyée contre nous cette race qui marche de pays en pays, et de ville en ville, ravageant tout sur son passage : c’est la main céleste qui les a poussés en Espagne pour châtier les forfaits des Espagnols ; c’est elle qui les a contraints de passer en Afrique pour tout dévaster. Eux-mêmes avouaient que ce qu’ils font n’était pas leur œuvre, suum non esse quod facerent, et qu’ils étaient poussés pur un décret divin, » Un même sentiment d’effroi et de sévère mysticisme a dû s’emparer des âmes à la vue des destinées prodigieuses de la révolution, de cette nouvelle invasion des barbares, comme l’appelait Mme de Staël, aussi meurtrière, aussi dévastatrice que celles qu’avait vues Salvien.

Ce sentiment se fait jour dans deux penseurs très différens, mais liés par quelques traits communs, et qui ont donné l’un et l’autre