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regarde le contact comme une souillure. » J’ai vu, sous l’empire, des électeurs libéraux aider par leur abstention le candidat officiel à l’emporter sur un candidat qui leur était très sympathique, parce que celui-ci obtenait l’appui soit des révolutionnaires, soit des légitimistes. « Nous avons pour vous beaucoup d’estime, disait-on lors des élections de juillet 1871 à un candidat, nous n’avons aucun éloignement pour vos idées ; pourquoi donc avez-vous des alliés avec lesquels, à aucun prix, nous ne voulons nous rencontrer sur un terrain commun ? » Le candidat répondait en vain qu’il n’avait fait aucune avance, aucune concession à de tels alliés, qu’il les avait au contraire formellement et publiquement désavoués, que, s’ils le soutenaient, c’était, non par sympathie pour lui, mais par antipathie pour ses adversaires ; il ne gagnait rien sur des répugnances d’autant plus fortes qu’elles étaient toutes de sentiment, non de raisonnement. Rien n’est plus difficile à vaincre que les scrupules d’honnêteté, et moins ils sont raisonnés, plus ils se montrent inflexibles. Comment persuader des hommes de bonne foi, qui, sans consentir à discuter la conduite qu’on leur propose, répondent invariablement : Ce serait immoral, ce serait une mauvaise action ?

Ces scrupules ne sont pas toujours purs de tout esprit de parti, à l’insu même de ceux qui les conçoivent. On met son honneur, ou pour mieux dire son amour-propre, à faire passer avant tout intérêt l’affirmation de son drapeau. Il y a aussi, pour empêcher l’union contre un commun adversaire, une sorte de pression habilement exercée par cet adversaire lui-même. Sa tactique est de diviser, d’évoquer tous les griefs, anciens ou nouveaux, qui, peuvent creuser un abîme entre ceux qui le combattent, de flétrir à l’avance, comme une coalition honteuse, comme une désertion de leurs principes et de leur drapeau respectif, la seule possibilité de leur rapprochement momentané. L’empire était passé maître dans ce machiavélisme ; les partis qui lui sont restés hostiles sont loin d’en laisser l’emploi à ceux qui poursuivent par tous les moyens sa restauration. On est unanime pour condamner l’abstention ; mais on fait tout pour l’encourager en y intéressant la conscience et l’honneur de ceux dont on ne peut espérer l’alliance.

Une autre cause non moins considérable d’abstention, c’est la complication des intérêts qui sont en jeu dans toute élection française. Dans les pays où la vie politique a su trouver ses véritables conditions, l’Angleterre, les États-Unis, la Belgique, non-seulement les partis sont beaucoup moins nombreux, mais leurs divisions ne portent que sur un petit nombre de points. Aussi l’observateur superficiel, surtout l’observateur du dehors, ne discerne pas toujours en quoi la politique générale de ces pays est modifiée, lorsque la majorité, dans leurs parlemens, passe des whigs aux