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pour se permettre une certaine action politique, le souvenir des agissemens impériaux suffirait pour les condamner à une neutralité désarmée. Tous les partis sont en éveil contre la moindre ingérence de l’administration dans les élections, les uns pour montrer qu’ils sont toujours contraires aux candidatures officielles, les autres pour se venger de ne plus pouvoir en abuser. On ne repousse pas seulement l’influence des préfets qui représentent, ou qui sont censés représenter la politique générale du gouvernement ; on ne supporte celle d’aucun fonctionnaire, même de ceux qui n’ont pas un caractère politique. Sous le règne libéral de Louis-Philippe, malgré les reproches de l’opposition d’alors, un petit nombre seulement de fonctionnaires pouvaient être considérés comme les agens politiques du gouvernement ; les autres jouissaient en fait dans les luttes électorales d’une très large indépendance. Nous avons connu des magistrats amovibles, des juges de paix par exemple, qui pouvaient, sans encourir une disgrâce, combattre publiquement les candidats ministériels. L’empire a tenu les fonctionnaires de tout ordre dans une telle dépendance, les réduisant au silence lorsqu’il ne pouvait pas leur demander ou leur arracher des services électoraux, que leur dignité, malgré le changement de régime, commande aujourd’hui une très grande réserve. Les maires eux-mêmes, quoiqu’ils aient conquis une liberté sans limites dans la plupart des communes, presque sans limites dans les villes grandes ou moyennes, ne peuvent prétendre à une influence quelconque comme citoyens, comme électeurs, sans se voir accusés de revenir aux pratiques des candidatures officielles. La réaction va si loin que certains esprits ombrageux refusent aux députés le droit d’intervenir dans les élections de leurs départemens respectifs et de revendiquer sur les candidatures qui représentent le mieux leurs opinions une sorte de patronage officieux. Un maire ne nous a-t-il pas demandé sérieusement si des conseillers municipaux pouvaient se mêler d’élections ? Ces scrupules excessifs ou déraisonnables, s’ils n’arrêtent pas les hommes de parti, paralysent le zèle légitime de beaucoup d’hommes sages ; ils laissent sans conseils efficaces, sans une direction utile, les électeurs ignorans ou indécis. Dans un pays où il y a si peu de grandes influences d’un caractère tout privé, et où règnent cependant des habitudes si invétérées, un besoin si persistant de recevoir une impulsion et d’obéir à un mot d’ordre, rien n’est plus dangereux que de trop abandonner le suffrage universel A lui-même. Le découragement d’aujourd’hui n’est pas le plus grand péril ; Dieu fasse qu’à l’abstention ne succède pas un jour ou l’autre, par l’effet même d’une sorte de désespoir, l’entraînement vers les plus folles aventures !