Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/742

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ravitailler la ville, on s’inquiéterait peu de savoir si j’étais trop bien conservé pour mon âge. — Le difficile est de franchir les avant-postes, ajouta-t-il. Heureusement l’espace est vaste, je connais les détours, et nous sommes aussi patiens qu’habiles… En avant !

Nous gagnâmes en peu de temps les avancées françaises ; là, sans le secours de Fritz, j’aurais péri mille fois. Nous restâmes d’abord plusieurs heures étendus, sans parler, la face contre terre, dans un fossé, rampant avec précaution et faisant cent pas en une heure, car il y avait tout près de là un poste ennemi. J’eus le temps, pendant cette première étape à plat ventre, de réfléchir aux inconvéniens de l’aventure ; cependant il me fut impossible de concevoir le moindre regret de m’y être engagé. Quelques périls que je dusse courir, pour rien au monde je n’aurais voulu reculer. Je pensais avec une sorte d’orgueil à la jalousie des camarades quand ils apprendraient mon histoire ; pas un d’eux n’eût hésité à prendre ma place, si elle leur eût été offerte.

Tu ne sais pas, ma Dorothée, ce que c’est que Paris pour de pauvres diables qui depuis plusieurs mois vivent exposés au froid, à la pluie, à la mort, privés de tout plaisir, séchant d’ennui, tandis que s’étale sous leurs yeux la ville des délices inconnues, la ville des voluptueuses légendes. C’est alors que l’esprit court fiévreux, dans le dédale de ces rues qui s’entrelacent et se croisent, à la poursuite de mille chimères… Par une étrange fatalité, les anathèmes tant de fois lancés contre l’impure Babylone deviennent comme des aiguillons brûlans, comme des flèches d’or qui harcèlent nos cerveaux surexcités par la fatigue et le péril. Et pourtant ne crains rien, ma bien-aimée, le cœur d’Hermann est à l’abri de ces sortilèges ; il est revêtu d’une invincible armure : ton amour le protège !

A force de ramper, nous arrivâmes à une déclivité de terrain qui nous mit à l’abri ; nous pûmes nous redresser et respirer librement. Mes beaux habits avaient malheureusement subi quelques avaries ; je les réparai de mon mieux. Le terrain qui s’étendait entre nous et les remparts était couvert de gens qui fouillaient le sol pour y recueillir des pommes de terre ; nous nous mêlâmes à eux, et ce fut avec un groupe de ces gens que nous entrâmes dans Paris, armés chacun d’un paquet de légumes. La foule de ceux qui rentraient avec nous était si grande qu’à peine on regarda nos papiers.

Ce ne fut pas sans un frisson que je franchis le seuil de l’immense forteresse et que je vis ces travaux de défense, contre lesquels viendraient se briser tous nos efforts, si nous devions jamais tenter l’assaut. Que te dirai-je de Paris ? J’ai marché plusieurs heures à travers ces rues, ces boulevards, dont les dimensions témoignent du gigantesque orgueil de ce peuple. En parcourant les