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pas, et, m’élançant hors de la voiture, je m’enfonçai vivement dans une petite rue étroite et mal éclairée où je me dissimulai de mon mieux dans l’ombre des maisons.

Je ne tardai pas à entendre s’élever derrière moi une sourde rumeur, et des voix confuses qui criaient : Arrêtez ! arrêtez ! J’eus le courage de garder encore devant quelques rares passans une allure indifférente ; mais bientôt je ne fus plus maître de moi, ma volonté et ma raison cédèrent à la fois à la peur insensée qui m’emporta tout à coup dans une fuite furieuse.

Je tombai une première fois ; je me relevai aussitôt et repris ma course. Je tombai de nouveau, et cette fois je restai étendu sur le sol.

La nuit allait finir ; les becs de gaz agonisaient quand un passant attardé parvint, après de longs efforts, à me remettre sur mes jambes. Mes idées étaient confuses, mes sens comme paralysés ; il crut que j’étais ivre et s’offrit à me reconduire. Ce ne fut pas sans peine que, je retrouvai dans ma cervelle le nom et l’adresse de Fritz. Nous n’étions pas fort éloignés de sa demeure heureusement.

Ce pauvre Fritz était sur pied lorsque je me présentai à sa porte ; l’inquiétude et le chagrin l’avaient empêché de dormir. Il faillit me prendre pour un spectre quand il m’aperçut tout pâle, contusionné et sanglant, appuyé contre le chambranle de la porte. Sa joie fut grande quand il me reconnut. — Je te croyais perdu, s’écria-t-il en m’embrassant avec transport, et, bien que ce fût ta faute, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était aussi un peu la mienne.

— Je craignais qu’il ne te fût arrivé malheur, lui dis-je ; qu’es-tu donc devenu ? Comment t’es-tu sauvé de cet enfer ?

— De la façon la plus simple ; je t’ai mis le premier la main au collet, et j’ai crié plus fort que les autres : C’est un Prussien ; arrêtez-le !

— Grand merci de ton zèle, m’écriai-je avec aigreur.

— Réfléchis donc, reprit-il en me frappant amicalement sur l’épaule ; j’avais sur moi des papiers compromettans qu’il fallait sauver à tout prix. D’ailleurs je t’avais prévenu.

Il me fit asseoir près du feu, et, débouchant un flacon de vin de Champagne, il m’en versa plusieurs rasades qui produisirent un effet merveilleux, le lui racontai toute l’aventure, et la nuit s’acheva plus gaîment qu’elle n’avait commencé. Fritz riait de bon cœur de la générosité de Maurice d’Etreval ; . il ne tarissait pas d’épigrammes. — Voilà ce qu’on appelle la discipline en France, disait-il en se frottant les mains, une affaire d’inspiration et de sentiment ! Chacun se fait juge et agit selon ses lumières ou son cœur ; le sentiment individuel l’emporte, et le pays devient, ce qu’il peut. On est humain, on est magnanime, et l’on est battu !