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26 mai.

Je l’ai rejointe enfin à travers mille obstacles, mille périls ; je voulais la décider à fuir, la conduire en lieu sûr. Elle s’y refuse. — Êtes-vous fou ? m’a-t-elle dit ; j’ai du monde à dîner ce soir. Allons, venez, mein herr ; vous m’aiderez à me coiffer, car j’ai perdu ma femme de chambre dans la bagarre. Savez-vous seulement faire une natte ?

Elle a déroulé sa splendide chevelure, et m’a montré à la disposer en deux lourdes nattes dans lesquelles elle a entrelacé des rubans bleu-pâle ; puis elle les a relevées sur sa tête avec de longues épingles de jais. Elle m’a quitté ensuite pour aller revêtir une robe de soie de ce même bleu. — Voyez ! m’a-t-elle dit en rentrant, j’ai voulu, pour vous faire honneur, mettre ce soir les boucles d’oreilles de turquoises et d’opales que vous m’avez données… On dit cependant que les opales portent malheur… Le croyez-vous ? À ce moment, Magelonne est entré ; il avait le visage rouge, animé, le regard brillant. — Tout va bien ! s’est-il écrié d’une voix forte, comme s’il voulait se faire entendre au-delà des murs. Les Versaillais sont refoulés ; ils n’avancent plus. Encore un effort, et nous reprendrons l’offensive ; courage ! la partie n’est pas perdue.

Les invités sont arrivés, et le festin a commencé. Le nouveau quartier-général était une grande maison isolée au sommet d’une de ces hautes collines où s’étagent, à l’est de Paris, les quartiers populaires. De la salle du banquet, percée de larges fenêtres, les regards plongeaient sur la ville immense étalée à nos pieds ; mille lumières brillaient dans la nuit, et les foyers mal éteints des incendies fumaient sous nos yeux. Il y avait une sorte d’affectation théâtrale dans le soin qu’on avait pris d’ouvrir les volets, d’enlever les rideaux des fenêtres pour étaler aux regards des convives ce Paris sanglant, mutilé, vrai champ de carnage où depuis quatre jours la mort fauchait sans relâche ; il y avait dans cette espèce de festin des funérailles un monstrueux défi à l’humanité et à la patrie, une féroce volupté de bête fauve. Cette audace impie, cette impudence sacrilège, étaient faites pour plaire à ces hommes de sang ; on buvait, ou chantait, on s’étudiait à paraître insouciant. Il y avait une cynique gaîté qui riait du lendemain et ébauchait des chansons ; il y avait un sombre enthousiasme de parade, qui glorifiait les crimes déjà commis et prophétisait de nouvelles ruines. On ne craignait pas de parler des otages en badinant galamment avec les dames, tandis que les bombes passaient au-dessus de nos têtes avec leur sinistre bruit de ferraille, et, tombant au hasard sur les monumens et dans les rues, portaient de nouveaux coups à la ville égorgée.

A toute minute, des estafettes entraient, apportant des messages,