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précieuse, et cet inappréciable trésor, nous nous ingénions à chercher mille moyens de le dépenser ! Le travail, cette puissante nourriture de l’esprit, cette dignité de l’âme, cet élément de force et d’enthousiasme, après avoir été pour M. Auber le principium et fons de la gloire, de la fortune et des honneurs, lui devint au terme des vieux jours une ressource pour tuer le temps. Le temps en effet lui pesait, l’accablait ; il eût voulu n’être jamais seul. Ses journées se passaient à son train-train du Conservatoire, qu’il dirigeait en roi fainéant, mais avec la ponctuelle exactitude des rois. Depuis quinze ans, il ne déjeunait plus, même d’une simple tasse de thé, ce qui lui faisait de longues matinées qu’il allait perdre dans son pachalik de la rue Bergère. A trois heures, il rentrait à pied, morose, l’œil éteint ; s’il vous apercevait en chemin, sa physionomie instantanément s’éclairait, sa bouche esquissait un sourire affable ; puis, après quelques paroles courtoisement échangées, il reprenait son pas traînant, mélancolique, et s’éloignait, cet homme heureux, la tête basse et les mains dans les poches de son pardessus gris. Quels que fussent les événemens, les saisons et le temps, à l’heure de la promenade sa voiture l’emmenait au bois, théâtre régulier, unique, de ses courses ambulatoires et de ses explorations cosmiques ; car jamais, au grand jamais, il ne voyagea, et pourtant nul mieux que lui ne s’entendait à localiser une action dans les pays les plus divers. On dira : La couleur lui venait de son imagination, c’était un Watteau. Appliquée à grand nombre de ses ouvrages, l’observation serait vraie ; mais la Muette, Fra Diavolo, n’ont point une couleur de fantaisie : c’est chaud, d’un pittoresque plein de lumière et comme saisi sur le vif. D’autre part, dans le troisième acte de Gustave, vous sentez frissonner je ne sais quel souffle glacé des nuits boréales. Passer une nuit hors de Paris, c’eût été s’expatrier, et M. Auber s’en donnait bien de garde. Versailles, Saint-Germain, Chantilly les jours de course, furent ses colonnes d’Hercule. La nature ne l’intéressait point, il bâillait à la description de ses beautés, tandis qu’un trait de mœurs, une anecdote l’amusait. S’il voulait voir les Alpes, il allait à Guillaume Tell, et, quand la nostalgie des Pyrénées le travaillait, il s’offrait le spectacle de Roland à Roncevaux.

Quel besoin d’ailleurs avait-il d’aller au monde, alors que le monde venait à lui ? Autour de ce lac miraculeux du bois de Boulogne, témoin de tant d’illustres et joyeux pèlerinages finalement récompensés selon leurs mérites, n’était- ce pas un fait alors reconnu qu’on voyait défiler dans un laps de cinq ou six ans tout ce que notre planète avait de beau, de célèbre, de curieux, d’amusant et de phénoménal ? En rentrant du bois, M. Auber se mettait à