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D’un autre côté, la crise européenne se précipitait de façon à déconcerter l’Angleterre et à lui rendre plus sensible l’ennui de tous ces embarras avec les États-Unis. C’est dans ces conditions que le gouvernement anglais se décidait, au commencement de 1871, à reprendre l’initiative d’une négociation nouvelle où il n’a point certes ménagé les concessions. Il a procédé largement et généreusement en donnant aux États-Unis une satisfaction à peu près entière sur presque tous les points, en renonçant à opposer réclamations à réclamations pour les violations de territoire et les déprédations commises dans le Canada et mal réprimées par les autorités américaines. Le résultat a été un nouveau traité signé au mois de mai 1871 à Washington, traité qui laissait la liquidation définitive de toutes les affaires désignées sous le nom de question de l’Alabama à la décision d’un tribunal arbitral composé par le roi d’Italie, l’empereur du Brésil et le gouvernement suisse, avec le concours d’un représentant de l’Angleterre et d’un représentant des États-Unis.

Cette fois du moins on pensait en avoir fini. Malheureusement l’illusion n’a pas été longue ; elle a duré tout juste le temps nécessaire pour la constitution du tribunal arbitral à Genève et pour la production du mémoire où le cabinet de Washington expose à sa manière les faits sur lesquels il appelle la décision des arbitres. C’est qu’en effet les États-Unis ne réclament pas seulement pour les dommages causés directement par l’Alabama et les autres corsaires sortis des ports de l’Angleterre ; ils réclament encore une indemnité pour ce qu’ils appellent les dommages indirects, pour les pertes éprouvées par leur marine marchande, pour l’élévation du taux d’assurance des navires, pour les dépenses occasionnées à la nation américaine par la prolongation de la guerre. Que l’Angleterre paie tout cela avec intérêt à 7 pour 100 à dater du 1er juillet 1863, les États-Unis n’en demandent pas davantage, ils se tiennent pour satisfaits ! La surprise, on le conçoit, a été grande en Angleterre, où l’on croyait déjà tout terminé. Lord Granville et M. Gladstone, sans se départir d’une extrême modération de langage, n’ont pu cependant dissimuler leur mécompte dans les premières explications qu’ils ont données au parlement ; ils ont réclamé à Washington, et la conséquence de ce nouveau coup de théâtre est l’ajournement du tribunal arbitral au mois de juin. D’ici là, l’émotion aura eu le temps de se calmer.

Au fond, toute la question est dans ce mot de dommages directs ou indirects. Chacun interprète à sa façon le traité de Washington. Les Anglais ne veulent payer que les dommages directs, les États-Unis tiennent aussi aux dommages indirects. « De quoi vous plaignez-vous ? disent-ils, le tribunal décidera, il fixera le chiffre des indemnités. » Effectivement rien ne serait plus simple, s’il ne s’agissait que d’un chiffre à débattre ; mais c’est le principe que l’Angleterre n’admet pas, qu’elle ne peut point admettre, parce que, si elle l’admettait, elle s’exposerait