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et, pour ainsi dire, le morcellement où nous sommes réduits depuis la révolution favorisent peu la cause de l’ordre. L’expérience nous l’a trop appris; tandis que les classes aisées vivent indifférentes et sans souci de l’avenir, les meneurs poursuivent leur travail souterrain parmi les classes laborieuses. L’éclatante prospérité des uns excite les convoitises des autres, et le luxe imprudemment étalé fournit des argumens aux plaidoyers subversifs des ennemis de l’ordre social. Ceux-ci, groupés en comités occultes, exercent une influence d’autant plus puissante qu’on ne les a jamais vus opérer au grand jour : n’ayant nulle occasion de contrôler leurs actes ou leurs paroles, les ouvriers se laissent aisément tromper par eux. Autour du premier drapeau qui se déploie portant une devise séduisante, ils accourent, s’enrôlent et marchent sans savoir où on les mène. Sans doute contre ces entraînemens déplorables des masses l’expansion de l’instruction scolaire aura d’heureux effets; mais il faut que l’instruction soit complétée par une certaine expérience pratique : celle-ci, comme l’a dit Franklin, est le meilleur maître d’école, ses leçons sont rudes, mais ce sont les plus profitables. Il est à prévoir qu’au début les sociétés ouvrières feront beaucoup de fautes. L’esprit de monopole n’a pas disparu; on en trouve de nombreuses traces dans les vœux formulés à diverses reprises par les délégués des travailleurs. Les trades-unions anglaises ont affiché pendant longtemps des tendances antiéconomiques et antilibérales, et l’expérience seule a fait renoncer la plupart d’entre elles à ces idées d’un autre âge. Quand la liberté n’a-t-elle pas commencé ainsi? « La théorie des lois prohibitives, a dit un économiste, est écrite en lettres de sang dans l’histoire de tant de guerres qui pendant des siècles ont déchiré le monde! » Que de famines il a fallu pour établir la liberté du commerce des grains! Quelle suite de souffrances avant de supprimer les abus des jurandes et des maîtrises! Soyons patiens à l’égard des classes qui débutent dans la voie de l’affranchissement, aidons-les de nos exemples et de nos conseils ; croire qu’on pourra parvenir à un état de paix sociale définitive avant d’avoir laissé les intérêts se grouper, se liguer, se combattre dans certains cas, c’est là une chimère permise seulement aux utopistes.

Si au début la liberté rend certaines luttes plus vives et plus ardentes, ce mauvais effet ne sera pas de longue durée. Des pensées d’apaisement et de conciliation naîtront de la constitution même des groupes professionnels. Le fait s’est produit en Angleterre, et nous avons récemment appelé sur ce point l’attention des lecteurs de la Revue[1]. Des juges compétens, les commissaires de l’enquête

  1. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1871, les Grèves et les conseils d’arbitrage en Angleterre.