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aujourd’hui abandonnée par les peuples industriels les plus importans des deux mondes, il semblerait qu’on cherche à rendre un privilège aux patrons, et c’est là un reproche qu’il faut à tout prix éviter. Pour que l’interdiction des coalitions ne constituât pas un privilège, elle devrait peser également sur les deux parties et entraîner pour l’une et pour l’autre des conséquences pareilles. Comment obtenir ce résultat? Il n’est pas de sujet qui ait été plus controversé depuis un siècle. Chaque fois qu’il a été question des lois sur la coalition, les partisans de la liberté, et Adam Smith le premier, ont montré l’inégalité de la législation à l’égard des patrons et à l’égard des ouvriers. C’est en vain qu’en 1849 on a essayé de rétablir l’équilibre en soumettant aux mêmes peines les deux parties, tandis qu’auparavant les travailleurs étaient plus spécialement atteints. L’égalité peut être inscrite dans la loi et ne pas exister dans la réalité. On sait la facilité avec laquelle les ligues de patrons échappent à la surveillance administrative; grâce au petit nombre des coalisés, qui permet une action rapide, silencieuse, les patrons peuvent s’entendre, dit Smith, « par des complots conduits dans le plus grand secret, » tandis que les ligues des ouvriers « entraînent toujours une grande rumeur, » soit par la multitude des intéressés, soit par le défaut de calme et d’ordre propre aux assemblées populaires. La constitution de l’industrie moderne fournit d’autres argumens aux adversaires des lois prohibitives. Depuis Adam Smith, la grande industrie a pris une extension considérable : les petites fabriques d’autrefois sont remplacées par de vastes usines. Les ouvriers ne se trouvent plus, comme naguère, en face de patrons plus ou moins nombreux se faisant concurrence et maintenant par leur rivalité même les salaires à un certain niveau. Aujourd’hui dans plusieurs localités, des populations entières travaillent pour un seul patron; la main-d’œuvre ne peut être offerte qu’à un acheteur unique. Si les ouvriers viennent isolément débattre les conditions du marché, ils seront obligés soit d’accepter les prix qu’on leur impose, soit d’aller chercher du travail dans d’autres régions industrielles, au risque d’y retrouver les mêmes difficultés. Le refus du travail n’a de gravité pour l’entrepreneur que s’il est fait par un certain nombre d’ouvriers à la fois; sinon le patron laisse l’ouvrier récalcitrant épuiser ses économies, ce qui en général ne dure pas longtemps, et, s’il le reprend ensuite sans rien changer aux conditions offertes, c’est par pure bienveillance. Lorsque les travailleurs substituent le chômage collectif au chômage individuel, leur situation vis-à-vis du patron devient beaucoup plus forte; s’ils ont amassé d’avance quelques ressources qui leur permettent de vivre pendant un certain nombre de jours sans salaires, ils peuvent mettre les entrepreneurs dans un