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— Comment ?..

— Il se tient sur le toit de la maison neuve et la démolit. Il a déjà jeté par terre une trentaine de planches et une demi-douzaine de soliveaux.

Ma mère ouvrit de grands yeux. — Seul,… sur le toit,… et il détruit sa maison ?

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il marche sur le plancher du grenier, et brise tout à droite et à gauche. Sa force, comme vous daignez le savoir, est surhumaine… Puis, il faut dire la vérité, le toit n’est pas bien solide. Il est fait de voliges et de lattes, et cloué à broquettes.

Ma mère me regarda. — Voliges,… dit-elle, et broquettes… — Évidemment elle ne comprenait pas le sens de ces mots. — Mais enfin qu’avez-vous fait ?

— Je suis revenu ici pour chercher des instructions. Sans envoyer beaucoup de monde, on ne pourra rien faire là-bas ; tous les paysans se sont cachés de peur.

— Mais les filles de Martin Pétrovitch ?..

— Elles aussi ne sont bonnes à rien. Elles courent de ci de là tout éperdues ; elles entonnent le chant de mort,… et voilà tout.

— Slotkine est-il là ?

— Lui aussi, il hurle plus fort que tous les autres.

Il était évident que c’était un cas bien singulier. Que fallait-il faire ? Envoyer à la ville chercher l’ispravnik ? Rassembler les paysans ? Ma mère avait complètement perdu la tête. Gitkof, qui était venu pour dîner, n’était pas moins ahuri : il est vrai qu’il parla de requérir la troupe ; mais, habitué à la discipline, il ne savait donner aucun conseil, et se bornait à regarder ma mère avec dévoûment et subordination. Lizinski, voyant qu’il n’avait pas d’instructions à espérer, finit par dire à ma mère, avec le respect affecté qui lui était familier, que, si on lui permettait d’emmener quelques palefreniers, jardiniers et autres gens de service, il pourrait bien faire une tentative.

— Oh ! oui ! faites une tentative, mais vite, vite ; je prends tout sur mon compte.

Lizinski eut un froid sourire. — Je dois, madame, vous avertir d’avance qu’on ne peut répondre du résultat. La force de M. Kharlof est bien grande… et son désespoir aussi.

— C’est cet affreux Souvenir ! s’écria ma mère. Jamais je ne lui pardonnerai ; mais vite, vite, partez !

— Prenez beaucoup de cordes, monsieur l’intendant, et des crochets à incendie, fit Gitkof d’une voix de basse, et même, si vous aviez un filet, vous feriez bien de l’emporter. Il est arrivé une fois dans notre régiment…