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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/299

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jadis, ne l’avait pas tout à fait abandonnée. Sa toilette était rustique, mais de bon goût. Elle nous reçut avec courtoisie. Lorsqu’elle m’aperçut, moi le témoin de l’horrible événement, elle n’eut pas l’air de sourciller. Elle ne fit aucune allusion ni à ma mère, ni à son père, ni à sa sœur, ni à son mari, tout comme si, d’après notre proverbe, elle eût eu la bouche pleine d’eau. Elle avait deux filles, toutes deux très jolies, sveltes, à figure aimable, avec une expression gaie et caressante dans leurs yeux noirs. Elle avait aussi un fils, qui ressemblait un peu trop au père, mais qui était pourtant un charmant garçon. Pendant la discussion entre les propriétaires, le maintien d’Anna resta très calme, plein de dignité. Sans montrer ni trop d’obstination ni trop d’avidité, personne ne comprenait mieux ses intérêts, ne savait exposer et défendre ses droits d’une façon plus convaincante. Toutes les lois qui avaient trait à l’affaire, et jusqu’aux circulaires ministérielles, lui étaient parfaitement connues. Elle parlait peu et d’une voix douce ; mais chaque mot touchait le but. Le résultat final de cette conférence fut que nous consentîmes à toutes ses exigences, et que nous fîmes des concessions dont nous restâmes ébahis nous-mêmes. Au retour, deux gentilshommes se traitèrent eux-mêmes et publiquement d’imbéciles. Tous grognaient et hochaient la tête d’un air mécontent. — A-t-elle de l’esprit, cette femme ! s’écriait l’un d’eux.

— C’est une fière coquine ! ajouta un autre, moins délicat dans ses expressions. Comme on dit, elle vous fait le lit très doux, mais il est dur d’y dormir.

— Et quelle avare ! dit un troisième. Une cuillerée de caviar et un petit verre d’eau-de-vie par tête ! Voilà-t-il pas…

— Que pouvez-vous attendre de cette femme ? s’écria un gentilhomme resté jusque-là silencieux. Qui donc ignore qu’elle a empoisonné son mari ?

À ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horrible accusation. Je fus encore plus étonné en voyant que tous, quoi qu’ils en eussent, témoignaient pour Anna le plus grand respect. Le juge de paix s’éleva jusqu’au lyrisme. — C’est Sémiramis, s’écria-t-il, ou la grande Catherine. Pour l’obéissance des paysans, un modèle ; pour l’éducation des enfans, un modèle. Quelle tête ! quelle cervelle !

Sémiramis et Catherine à part, nul doute que la veuve Slotkine ne menât une vie très heureuse. Sa famille, son entourage, elle-même, tout respirait le contentement du dedans et du dehors, l’agréable sérénité de la santé physique et morale. Jusqu’à quel point méritait-elle un semblable bonheur ? C’est une autre question. Du reste, ces sortes de questions ne se posent guère que lorsqu’on est jeune. Tout dans le monde, le bon comme le mauvais, est donné à