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sensations ardentes; il n’a pas besoin des élancemens de l’ambition, il dédaigne les élégances serviles et honteuses des cours, il conserve une sorte de virginité farouche. La chasse, les pesantes vapeurs des repas copieux et d’une demi-ivresse pleine de rêves vagues, des amours presque animales, les soins de l’administration à moitié patriarcale, les devoirs d’une hospitalité à la fois simple et fastueuse, suffisent à remplir des vies qui se resserrent et s’enferment volontiers dans un horizon borné.

La terre manquait à Venise; son aristocratie a été marchande, elle a dépensé sa richesse en fêtes, en palais, en tableaux, en statues. Les marchands anglais, plus riches mille fois que les Vénitiens, n’ont jamais tenté d’opposer une aristocratie nouvelle à l’aristocratie territoriale. La richesse bourgeoise, emprisonnée dans des maisons de pierre, s’ingénie en vain à créer des enchantemens nouveaux. Elle orne ses demeures, rend la vie commode, facile, trop facile peut-être et trop unie. Les tapis étouffent le bruit des pas, mille riens, superflus d’abord, deviennent nécessaires; mais rarement le grand art jette son rayon dans ces vies artificielles, sur cette pompe intérieure, ce luxe banal et cette ostentation timide qui sont comme l’atmosphère de la richesse citadine. Aussi toute grande fortune fuit les villes et ne se croit bien assurée que si elle se consolide en un vaste domaine. La richesse mobilière se sent toujours pauvre à côté de la richesse immobilière : elle regarde avec jalousie les vieux châteaux gardés par les siècles et par les lois, les donjons que parent des lierres centenaires. Toute l’histoire d’Angleterre peut s’y lire. Pevensey, qui fut occupé par Guillaume après le débarquement de son armée, est encore debout et appartient aux Cavendish. Les compagnons de Guillaume couvrirent le pays de châteaux-forts; un siècle après l’invasion, il y en avait plus de mille. Monumens de servitude, ils sont devenus depuis des asiles de liberté. L’aristocratie anglaise a donc ce caractère de n’être pas une noblesse militaire ou marchande; elle est territoriale. Elle a administré le pays comme on administre une grande propriété. Les rois, les ministres, et je parle des plus grands, ont été ses agens, les fonctionnaires ses métayers, les armées ses chiens de garde et ses bergers.

Il faut montrer cependant comment elle a réussi à conserver la puissance territoriale et à la préserver de toutes les atteintes. La terre anglaise appartient à l’Angleterre, à une sorte d’être moral immortel, dont le roi est le représentant vivant et changeant. Celui-ci est nominalement le lord suprême, ce qui veut dire que la nation anglaise n’a jamais renoncé à une sorte de droit à la propriété absolue, à la souveraineté indivise du territoire de la Grande--