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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/461

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La défaite arriva, lamentable, navrante, hideuse. Bien qu’on n’aperçoive aucun rapport direct entre cette longue lutte avec Guerchy et l’ordre bizarrement cruel qu’il reçut plus tard du cabinet de Versailles de reconnaître qu’il appartenait au sexe féminin et de revêtir des habits de femme, il n’est cependant pas impossible que certains fils secrets unissent ces deux affaires. Voici comment la légende raconte cette aventure, la plus triste que je connaisse dans la collection de douleurs infiniment variées que nous présente le répertoire historique de la comédie que l’humanité se joue à elle-même depuis six mille ans. Lorsque naguère il avait traversé l’Allemagne sous des habits de femme pour se rendre en Russie, il avait inspiré à une jeune duchesse de Mecklembourg-Strélitz une amitié féminine des plus vives. Quelques mois après, elle le revit sous le costume de son véritable sexe, mais son erreur en s’évanouissant n’emporta rien des sentimens de son cœur. Or il advint que les nécessités de la politique appelèrent cette jeune duchesse, qui se nommait Sophie-Charlotte, à l’honneur de porter le titre de princesse de Galles, comme femme du futur George III, et à ce même moment le hasard voulut que d’Eon fût envoyé en Angleterre avec la mission dont nous avons parlé. La légende dit que la grandeur souveraine ne changea rien à la tendre amitié de la princesse, et que d’Éon trouva conseil, appui et protection dans cette amitié pendant ses longues luttes avec Guerchy. Un jour, il aurait été surpris par George III chez la reine auprès du lit où reposait le jeune prince de Galles (le futur George IV), et se serait excusé avec des prétextes de remèdes secrets et de pilules souveraines dont il avait la recette, et dont Madame Victoire, une des filles de Louis XV, aurait éprouvé l’efficacité. Le roi crut ou feignit de croire; mais le serviteur de la reine qui avait introduit d’Eon, craignant les suites de cette aventure et cherchant le moyen de les prévenir, alla se rappeler la vieille histoire de l’ambassade de Russie, et souffla adroitement à l’oreille de George III que le chevalier d’Eon était une femme. George saisit avec empressement cette fable absurde, et bientôt le malheureux d’Éon se vit empêtré dans une sorte de marnière gluante dont il ne put sortir. Le bruit se répand en Angleterre que d’Éon est une femme; des paris s’engagent sur son sexe dans Londres, on demande des renseignemens à Versailles, et Versailles n’ose démentir la version fabuleuse. — Mais alors, s’il est femme, pourquoi ne porte-t-il pas les habits de son sexe ? demande George. — C’est juste, — répond Versailles, et ordre est expédié à Mlle d’Éon d’avoir à prendre des habits de femme, avec permission d’y joindre la croix de Saint-Louis, comme récompense de ses services en qualité de colonel de dragons. D’Éon lutta vaine-