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qu’un seul, — ce pope, qui devait trouver la mort au combat de Grahovo, était réputé le plus grand faiseur de tchetas ; on le redoutait jusqu’au fond de la Bosnie. Tel autre s’était signalé par sa profonde ignorance de la liturgie slave ; on l’accusait d’avoir récité, présidant un jour à un enterrement, l’office du mariage. La loi de 1855 a voulu que tout prêtre fût obligé « de venir au temple chaque dimanche ; » celui qui manquerait à ce devoir serait destitué.

Voilà donc les garanties sous lesquelles une réunion d’hommes peut vivre, et qui à la rigueur lui suffisent. Il est vrai que le faible y trouve peu d’appui ; mais quelle est la législation primitive qui ait songé à protéger la faiblesse ? Celui à qui le ciel n’a départi ni vigueur ni courage fera bien de ne pas aller porter ses pénates au Monténégro. C’est un pays où il est bon de pouvoir compter sur soi-même et dans lequel il convient d’inspirer un certain respect aux autres. Les héros d’Homère se vantaient mutuellement leurs prouesses avant d’en venir aux prises. Les Monténégrins n’engagent point non plus de combat sans discours. On les entend célébrer du haut des rochers leur courage, rappeler leurs hauts faits et ceux de leurs ancêtres, se proclamer cent fois les premiers guerriers du monde. Il n’y a que les Albanais qu’ils veuillent bien reconnaître pour des adversaires dignes d’eux, et surtout, parmi les Albanais, la tribu catholique des Mirdites.

Je ne pus prolonger autant que je l’aurais voulu mon séjour à Cettigné, mais j’emportai de tout ce que j’y avais vu les plus favorables augures. Entouré de son frère aîné, d’Ivo Radonitch, de Kerso Petrovitch, de Peter Stephanof, le prince Danilo pouvait braver sans crainte les intrigues des exilés, qui exhalaient à Zara leur colère impuissante. La victoire de Grahovo, l’appui manifeste d’une grande puissance, avaient donné aux Monténégrins une très haute idée de la bonne fortune et de l’habileté de leur prince. Il restait à confirmer cette opinion par un résultat décisif. Tel était le soin qui me rappelait à Raguse.


IV

Les Monténégrins qui m’avaient escorté depuis le moment où j’avais mis le pied sur le sol de Budua ne voulurent pas me quitter avant de m’avoir reconduit au port. Ils jetèrent de nouveau leur longue carabine sur leur vaillante épaule, et d’un pas infatigable entreprirent cette étape qui ne devait lasser ni nos guides ni nos porteuses de bagages, mais qui était bien faite pour lasser nos chevaux. Les Monténégrins sont des amis attentifs et aimables. Je comprends toutefois que l’Autriche les trouve des voisins incommodes. Nos exhortations ne purent tempérer le zèle de notre escorte