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folles colères et ruina toute idée de moralité publique en employant contre des innocens des tortures abominables et obscènes en remplissant l’imagination du temps des honteuses chimères sorties des rêves de ses suppôts. L’abolition de l’ordre du Temple était une idée raisonnable, puisqu’une telle institution était devenue sans objet depuis la perte de la terre-sainte, et que les abus y étaient très nombreux ; toutefois les moyens qu’on employa pour arriver à la fin qu’on se proposait furent détestables, et Nogaret doit porter devant l’histoire une grande partie du poids de ce mystère d’iniquité.

D’un bout à l’autre de cette horrible affaire, on retrouve non dissimulée la main de Nogaret, et aussi celle de son inséparable Guillaume de Plaisian. C’est Nogaret, avec Raynald ou Réginald de Roye, qui reçoit la mission d’arrêter les templiers de France. C’est lui qui fait amener les prisonniers à Corbeil, où on les tient au secret, sous la garde et la surveillance du dominicain frère Imbert. C’est lui, avec frère Imbert, qui se porte grand accusateur des prétendus crimes de l’ordre et soutient que ces crimes sont commandés par la règle même de l’ordre. C’est Nogaret qui, le 13 octobre 1307, arrête les templiers de la maison centrale de Paris, avec leur grand-maître Jacques Molai. C’est lui enfin qui le lendemain, dans l’assemblée des maîtres de l’Université et des chanoines de la cathédrale, qui eut lieu au chapitre de Notre-Dame, fit le rapport de l’affaire, assisté du prévôt de Paris, et releva les cinq cas les plus énormes dont on voulait faire la base du procès, le reniement du Christ, l’obligation de cracher sur le crucifix et de le fouler aux pieds, l’adoration d’une tête, les baisers obscènes, la mutilation des paroles de la consécration, la sodomie. Le dimanche suivant, il y eut dans le jardin du roi un nouveau sermon où les officiers du roi (et sans doute Nogaret) prirent la parole pour expliquer au peuple et au clergé de toutes les paroisses de Paris les crimes qu’on avait découverts. L’absurdité qu’il y avait à présenter de tels crimes comme des points du règlement d’un ordre religieux était bien grande ; mais Nogaret savait que l’audace d’affirmation chez le magistrat trouve presque toujours la foule crédule et prête à s’incliner. Il fallait en tout cas que la morale publique fût arrivée à un bien profond degré d’abaissement pour qu’après l’arrestation des religieux le roi ait osé se saisir du Temple, y aller loger, y mettre son trésor et les chartes de France. On sent en tout cela l’inspiration de l’inexorable légiste qui rappelle par momens les blêmes et atroces figures de Billaud-Varenne, de Fouquier-Tinville, et qui, de même que ce dernier disait : « j’ai été la hache de la convention, » aurait pu dire : « j’ai été la hache du roi. »

Aux momens les plus tragiques de ce drame épouvantable, en