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À ce compte, c’est le signe d’un esprit faible et d’un cœur pusillanime que de condamner les proscriptions ! M. Mommsen parle souvent de la morale ; avec ses compatriotes, il s’est fait le défenseur de la vertu, que nous avions, comme on sait, fort indignement outragée ; il n’est pourtant pas toujours lui-même un moraliste bien rigoureux, et l’on vient de voir qu’il a pour les grands hommes des complaisances qui surprennent. Il dit expressément quelque part que le code de la haute trahison n’a pas d’articles définis pour l’histoire, et il laisse entendre partout qu’il ne faut pas appliquer la morale dans toute sa sévérité au gouvernement d’un pays ou aux relations des peuples. Voilà d’étranges principes ! Convient-il en vérité de traiter si mal notre littérature « plus bourbeuse que les eaux de la Seine, » ou d’être si dur pour les comédies de Ménandre, parce qu’on rencontre dans les pièces grecques et dans les nôtres des pères dupés, des femmes légères et des maris infidèles, tandis qu’on se montre partout si facile pour des gens qui confisquent la liberté de leur pays ou qui assassinent juridiquement leurs adversaires !

J’aurais moins insisté sur ces reproches, s’il ne s’était agi que d’étudier les théories personnelles d’un écrivain qui n’engagent que lui ; mais l’ouvrage de M. Mommsen me paraît avoir une autre portée dans ce livre, accueilli avec tant d’applaudissemens, il me semble que toute une génération se reflète. L’Allemagne en a adopté tous les principes. Les qualités que l’historien met en relief chez les individus et chez les peuples sont celles aussi qu’elle préfère, qu’elle possède ou qu’elle veut se donner. Comme M. Mommsen, elle a grand souci des intérêts matériels ; elle se préoccupe avant tout d’être pratique, et d’apprécier les choses par les profits qu’on en tire. On a trop dit qu’elle vivait d’illusions et de fantaisies ; à la fin elle s’est impatientée d’être appelée nébuleuse et chimérique ; elle a voulu nous faire connaître par des exemples qui ne s’oublient pas qu’elle savait compter. Elle a même mis une sorte de coquetterie et de fanfaronnade à paraître positive et rouée, comme ces jeunes gens qui tiennent à nous effrayer par l’audace de leurs propos afin de bien constater qu’ils sont devenus des hommes, et qui posent en don Juans pour n’être plus pris pour des Chérubins. Nous l’avons vue s’éprendre du succès, admirer uniquement la force et déclarer qu’elle vaut mieux que le droit, regarder comme légitime ce qui est utile, traiter la générosité de faiblesse, et prétendre que la victoire autorise tous les excès et toutes les exigences. Quelques-uns de nous, qui en étaient restés à l’Allemagne de Mme de Staël, ne pouvant comprendre comment ces bergers étaient si vite devenus des loups, en ont rejeté la faute sur un homme. Il leur a