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discours célèbre, M. le duc de Broglie combattit le projet ministériel. L’orateur fait une part à la grande propriété et à la grande culture, mais il est bien loin de la faire exclusive. Il ne croit nullement que la destinée de la famille soit intéressée au maintien ou au rétablissement du droit d’aînesse. Il est instructif et piquant d’entendre l’héritier d’une des plus grandes familles professer ces doctrines avec l’autorité de l’histoire et souvent de la statistique. Il établit que ni l’aînesse, ni la très grande, ni même toujours la grande propriété n’ont été nécessaires aux aristocraties, qui se sont bien souvent perdues par là. L’égalité des partages n’était pas d’ailleurs une complète innovation ; elle existait consacrée par la coutume, comme existait la petite propriété elle-même dans une très grande étendue, avant que la révolution y eût mis la main. En preuve qu’elle n’avait pas causé dans l’état de la société les bouleversemens dont on l’accusait, l’orateur faisait voir, les listes électorales à la main, qu’elles étaient composées pour plus des deux tiers de l’ancienne noblesse dans les campagnes, et de plus du tiers de l’ancienne bourgeoisie dans les villes. Abordant le parallèle de l’agriculture en France et en Angleterre, il comparait les effets du droit d’aînesse et des substitutions, auxquels les partisans du projet attribuaient principalement la prospérité de la Grande-Bretagne, avec les résultats incriminés de l’égalité des partages. Ici encore le discours de M. de Broglie, corroboré aujourd’hui par des faits nouveaux, jette du jour sur certaines assertions aventureuses. Il cherchait le secret de la supériorité agricole de la Grande-Bretagne avant tout dans celle des capitaux et des lumières, qu’il expliquait par des causes autres que la loi successorale. Peut-être même dépassait-il un peu la mesure à son tour en ne tenant compte à aucun degré de ce droit d’aînesse, où récemment encore M. de Montalembert, dans son livre sur l’Avenir de l’Angleterre, prétendait montrer le palladium de la grandeur anglaise. M. de Broglie établissait qu’en Angleterre même la culture était loin d’être féconde en proportion de la concentration des propriétés, tandis que celle-ci pouvait se concilier avec le plus triste morcellement, comme cela avait lieu en Irlande. La France étant donnée avec ses conditions essentielles et immuables, compter sur l’aînesse pour refaire une aristocratie et pour assurer la prédominance de la grande propriété et de la grande culture, c’était à ses yeux une profonde illusion. Il démontrait même que la loi d’aînesse devait se tourner contre son but, en aggravant le morcellement auquel on prétendait remédier. En effet, plus elle augmentait la part de l’aîné, plus elle devait restreindre celle des cadets. Il soutenait enfin que la loi ferait plus de mal que de bien à la famille en y développant, avec le privilège ressuscité, l’orgueil