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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/841

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Aujourd’hui la liberté de tester est demandée au nom d’argumens que nous devons d’abord rappeler sommairement. On la regarde en principe comme un corollaire du droit de propriété. Léguer, transmettre, est, comme le don lui-même, l’application et la preuve d’une possession réelle, pleine et entière. On ajoute qu’il ne saurait y avoir un véritable droit des enfans à l’héritage ; reconnaître un tel droit, dit-on, c’est à peu près comme si on admettait un droit au travail, un droit à l’assistance. On ajoute que cette égalité forcée, qui lie les mains au père de famille, se résout en fin de compte dans une iniquité véritable. Le mauvais sujet, le fils ingrat, n’est guère moins bien traité que celui qui n’a donné que des preuves d’affection, de respect, de bonne conduite ; outre l’injustice, n’est-ce pas la destruction de tout frein, de toute discipline au sein de la famille ? Il y a sans doute la portion disponible ; mais n’est-elle pas trop faible pour que le père puisse proportionner la part de l’héritage à la diversité des situations où se trouvent placés ses enfans ? L’héritier enrichi par un mariage ou par le commerce n’a que faire d’un petit supplément de fortune qui, venant en aide à un enfant plus pauvres et en train de former un établissement, eût représenté pour lui l’aisance, peut-être l’espoir fondé de la fortune. Puis vient le tableau des inconvéniens du morcellement territorial. N’a-t-il pas pour effet de dissoudre la famille comme de pulvériser la propriété ? N’est-ce pas là un double préjudice porté à la morale sociale et à la fortune publique ? Que ne prend-on exemple sur les peuples les plus libres de la terre, sur l’Angleterre avec ses familles enracinées au soi, ou essaimant avec ses cadets et portant au loin avec son génie et ses capitaux la puissance de sa race, sur l’Amérique pratiquant la liberté sans pourtant aboutir au privilège et n’introduisant dans cette égalité consacrée par les mœurs que les exceptions qu’autorisent la justice elle-même et l’avantage des familles, qui ne se sépare pas de l’intérêt de la nation considérée dans sa masse ?

Le plus curieux, c’est qu’on invoque l’intérêt démocratique. Sous la restauration, on disait : La loi de l’égalité des partages tue l’aristocratie, élément nécessaire d’une monarchie et même de tout gouvernement pondéré. Aujourd’hui les mêmes critiques ont surtout en vue la classe des petits propriétaires et des petits capitalistes. Ainsi, chose singulière, c’est contre la démocratie elle-même que se retournerait la loi destinée à la protéger. Elle en abaisserait le niveau moral et matériel ; elle empêcherait de se former ces centres moyens, de subsister même ces petites agglomérations hors desquelles il n’y a plus, au lieu d’une famille que l’individu, au lieu d’un domaine qu’une poussière de sol sous le nom de parcelle. Quelle démocratie