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instant affreux, avec des hurlemens de douleur, des cris de rage, des supplications, des blasphèmes ; puis une dernière secousse se fit, et tout rentra dans le silence.

J’ai connu plus tard les détails de l’accident. A l’heure où nous quittions Amiens, le chef de gare de Critot, petit village des environs, avait été, comme tous les autres, prévenu de notre passage. Soit oubli, soit toute autre cause, il négligea de placer un aiguilleur qui nous eût avertis. En arrivant à Critot, au lieu de suivre la droite voie, la machine s’engagea sur un chemin de garage, heurta le poteau transversal où viennent s’appuyer les trains, enfonça du même coup le mur de maçonnerie qui le soutenait, parcourut encore une trentaine de mètres sans rails, en terre libre, et d’un dernier bond vint s’enfoncer de plusieurs pieds dans le sol. Lancée à la suite, les wagons rencontrèrent l’obstacle, et sous l’impulsion acquise essayèrent de le franchir, se poussant, se heurtant, montant les uns sur les autres ; mais le choc avait été si violent que les chaînes rompirent au cinquième wagon, et sauvèrent ainsi ceux qui nous suivaient.

Par malheur pour moi, je me trouvais au commencement du train. Une douleur atroce me saisit quand je sentis mes os crier sous la pression. Je n’eus plus bientôt le temps de souffrir : le flot m’enleva. Lorsque je me retrouvai, j’étais couché en travers de la voie, le corps engagé sous un énorme amas de débris : ma tête seule dépassait ; j’étouffais. De mon bras gauche resté libre, j’essayais de me soulever pour respirer un peu ; mais mon poignet déchiré ne me soutenait plus. Dans le mouvement de recul produit par la rupture des chaînes, j’avais été traîné sur le sol l’espace de plusieurs mètres ; l’effort même que je faisais pour me retenir de la main n’avait servi qu’à me briser davantage : les nerfs étaient à nu. Je retombai la face contre terre, mordant des lèvres le sable de la voie. A quelque hauteur au-dessus de moi râlait un de nos camarades, un pauvre petit chasseur qui, pendant le voyage, occupait mon compartiment, et qui, voulant dormir, s’était couché à nos pieds. Par un fait singulier, tandis qu’après deux tours sur moi-même j’étais renversé à terre, lui, soulevé en sens contraire, était porté tout au haut des débris. Pris entre deux ais disjoints, il restait là suspendu, le corps brisé, et son sang tiède, à larges gouttes pressées, me découlait sur le front.

Cependant parmi nos camarades, dans le reste du train, l’émotion était grande. On crut d’abord à une attaque des Prussiens. Tout le monde était descendu. les soldats en hâte chargeaient leurs fusils ; les officiers, sabre en main, cherchaient à rallier leurs hommes et criaient : En avant ! On connut enfin la triste réalité.