Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/889

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le premier pansement. Pour ma part, j’avais une fracture à la jambe gauche, une autre à la cuisse droite, le bras gauche fracassé, la tête fendue, des plaies partout. Pauvre petit chasseur ! toi qui, confiant dans ton ardeur et tes vingt ans, te promettais de courir si lestement à l’ennemi !

À peine pansé, je fus installé sur un brancard pliant, et porté à la garé pour attendre le train qui nous conduirait à Rouen. Le bruit de notre accident s’était déjà répandu par tout le pays, et avait attiré la foule, qui s’apitoyait sur nous au passage. La salle d’attente où l’on me déposa contenait déjà quatre ou cinq blessés. Je reconnus l’un d’eux, Coulmy, un ancien soldat de Crimée et d’Italie, à la poitrine constellée de médailles : il s’était engagé pour gagner la croix ; le pauvre diable avait la jambe gauche littéralement broyée. Nous attendîmes là plus de quatre heures. Les curieux se pressaient autour de la salle et regardaient avidement par les vitres avec des exclamations ; j’entendais vaguement le murmure des voix, et, dans l’hallucination de la fièvre, toutes les figures tourbillonnaient, dansaient devant mes yeux, et semblaient grimacer au travers des carreaux. Enfin le train arriva ; on nous installa dans des wagons à bestiaux, pour que nous ne fussions pas gênés par les banquettes, et nous partîmes pour Rouen.

Tous ces transbordemens m’avaient horriblement fatigué, et le dernier ne fut pas le moins douloureux. Je vis l’hospice général de Rouen, avec sa grille, sa longue avenue plantée de tilleuls et ses vieux bâtimens noircis qui suintent l’humidité. Par une faveur spéciale, alors que les autres blessés étaient transportés dans les salles communes, nous eûmes, Paul V… et moi, une petite chambre à part. Cette chambre, située au second, renfermait quatre lits. À côté de moi couchait un brave homme, pensionnaire de l’hospice ; en face à gauche, Paul V… ; à droite, un pauvre vieux, tombé en enfance, dont la plainte régulière, et monotone se prolongeait bien avant dans la nuit. Entre les deux lits du fond s’ouvrait la fenêtre, d’où l’œil embrassait successivement l’avenue, le boulevard de l’hospice et l’entrée de la gare. Les lits en fer étaient garnis de petits rideaux blancs courant sur des tringles. Pour tous meubles, quelques chaises de paille, une table de bois verni, un poêle au milieu de la salle, et, pendue au mur, une ancienne toile, toute craquelée, représentant un cardinal dont je n’ai pu jamais connaître le nom. Une main maladroite avait retouché les traits du prélat, auquel son ample simarre rouge et ses moustaches relevées en croc donnaient un faux air de Richelieu. La couleur nouvelle, avec ses tons criards, faisait tache sur le vieux fond terni. Que de fois, pendant mes longues nuits d’insomnie, ai-je vu cette figure se détacher de son cadre dédoré,