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murs croulans et les anciens fossés plus qu’à demi comblés, des mobiles de l’Ardèche surpris, trahis peut-être, luttèrent énergiquement pendant trois heures, ménageant leurs cartouches comme de vieux soldats, et causant aux Prussiens des pertes cruelles. Dans Rouen, on eut un moment de joie folle, mal contenue par la présence de l’envahisseur. A mesure que la lutte se prolongeait, l’espoir et la confiance nous revenaient au cœur. Pour moi, l’oreille aux aguets, tremblant d’émotion, j’échangeais quelques mots avec mon voisin de droite, le père Gosselin, comme on l’appelait familièrement. Depuis la mort de Paul V…, je m’étais lié avec lui de bonne amitié, et nous causions fréquemment ensemble. Ancien garde-mine, exposé par état à de brusques alternatives de chaleur et de froid, il s’était vu pris avant l’âge de douleurs rhumatismales qui lui avaient ravi peu à peu l’usage de ses jambes. Une modeste pension qu’on lui servait lui permettait de se faire soigner à l’hospice. Depuis plus de quinze ans déjà, il n’en était pas sorti ; il s’était fait du reste à cette vie-là : pourvu que rien ne vînt déranger ses petites habitudes, pourvu qu’au retour de chaque semaine sa tabatière d’écaille fût bien remplie de tabac frais, son linge blanc disposé au pied de son lit, l’excellent homme était content. Comme nous avions ouvert la fenêtre pour mieux entendre : — Écoutez, écoutez, on se bat, lui disais-je ; tout à l’heure arriveront les blessés. — Oui, caporal, me répondait-il, faisant allusion à mes galons jaunes, que je n’avais pas portés bien longtemps. Ah ! je ne suis guère valide, et j’ai grand’peine à me tenir sur mes vieilles jambes ; mais malgré tout cela me ferait plaisir de céder ma place à l’un de nos braves petits soldats.

Ils nous arrivèrent en effet, mais le lendemain seulement, et sous la conduite d’un hauptmann prussien. Dès leur entrée dans la ville, sans perdre un moment, avec cette régularité systématique qui les caractérise, les Prussiens s’étaient emparés de tous les services ; un fort détachement vint surveiller l’hospice, tandis que leurs médecins parcouraient les salles et passaient la visite. Il leur fallait toucher du doigt nos plaies, constater nos blessures, voir de leurs yeux si c’était bien du sang français qui tachait la charpie. Je me rappelle encore quelle fut la panique du personnel de l’hospice et des malades au premier moment. Parmi nous se trouvaient plusieurs francs-tireurs, pauvres diables arrêtés en route, quelques-uns par les balles ennemies, d’autres, le plus grand nombre, par la misère et le froid. Or les Prussiens passaient pour n’aimer point les corps-francs ; ne parlait-on pas déjà de représailles et de fusillades ? Aussitôt les sœurs de jeter au feu les vêtemens compromettans, vareuses bariolées et chapeaux à plumes de coq. Restaient les cartes