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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/905

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et me recommander à lui. Dans la gare, quand j’y arrivai, je fus frappé du désarroi général ; les employés couraient çà et là tout effarés, ne sachant plus auquel entendre ; sur les quais et les voies de garage, sans souci de la pluie, d’énormes amas de marchandises, des malles, des colis, attendaient pêle-mêle ; les salles regorgeaient de voyageurs. L’affluence était telle qu’on ne faisait plus distinction de classes ; chacun se plaçait à sa guise. Dans cette foule, beaucoup de prisonniers qu’on rapatriait. Leurs yeux caves, leurs traits tirés, leurs vêtemens salis par huit longs mois de captivité, faisaient vraiment peine à voir. Plusieurs s’approchèrent de moi en apercevant mon uniforme : ils me demandaient mon histoire, et me racontaient la leur en retour : comme quoi trop longtemps ils avaient vécu en Allemagne, nourris d’une infecte bouillie de millet, entassés par centaines dans des casemates, malades la plupart de misère et de désespoir.

J’eus beaucoup à souffrir durant le voyage. Le service n’était pas encore rétabli sur toute la ligne ; les ponts d’Elbeuf avaient été coupés par l’ennemi, et ne permettaient plus de passer le fleuve : je dus, prenant la route de Serquigny, remonter jusqu’à Mantes aux environs de Paris. Les temps d’arrêt se renouvelaient presque à chaque gare. Après dix heures passées dans le train, nous n’étions encore qu’à quelques lieues de Rouen. Nous arrivâmes enfin à Argentan. Le soleil s’était levé à l’horizon, ses flèches d’or venaient frapper les vitres du train couvertes de buée et dissipaient le sommeil. Je mis la tête à la portière. Bien au loin devant moi s’étendaient à perte de vue ces riches plaines de la Normandie, semées de trèfle et de luzerne, où de grosses fleurs rouges perçaient le tapis vert ; autour des près et formant lisière, les pommiers, chargés de petites pommes à peine formées, inclinaient paresseusement jusqu’à terre leurs branches alourdies. Je distinguais au vol les jeunes poulains vaguant en liberté, les moutons peureux et les troupeaux de belles vaches rousses qui cessaient un moment de paître et nous regardaient passer. C’était précisément le jour de la Fête-Dieu. De toutes parts nous arrivait le gai carillon des cloches ; par les routes et les sentiers qui serpentaient à travers la plaine, allaient en groupes animés, leurs livres d’heures à la main, les bonnes femmes avec la haute coiffe du pays, les gars en habit du dimanche et les fillettes tout enrubannées. Ces champs, ces pommiers, ces villages, je les avais déjà vus ; c’est au milieu d’eux que j’avais passé mon enfance, c’est à eux que je pensais si souvent sur mon lit de douleurs, c’est auprès d’eux que, mourant, je venais puiser à nouveau les forces et la santé.

A Vire, le train s’arrêta : nous avions encore deux heures devant