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avoir erré pendant deux ou trois années, il se dirigea vers son monastère de Saint-Bénigne pour y cacher ses suprêmes mécomptes ; mais l’intelligente mort, qui comprit que le drame de sa vie formait en tout bien conforme aux lois des bonnes poétiques, se chargea du dénoûment, et le lui apporta à Strasbourg le 1er de mars 1388. Ainsi que son épitaphe nous l’apprend, il voulut être enterré à Saint-Bénigne, où pendant longtemps on célébra annuellement un anniversaire qu’on appelait l’Anniversaire du roi Lancelot. Ses biographes n’ont pu rendre raison de cette dénomination, qui peut-être n’est qu’une corruption populaire du nom de Ladislas ; mais, comme elle prit naissance évidemment au sein même du cloître, il est plus probable qu’elle est, comme le diadème figurant les oreilles d’âne de sa pierre tombale, une allusion malicieuse à son caractère et à ses aventures. Don Quichotte n’existait pas encore, mais en revanche Lancelot du Lac était fort populaire, grâce aux poèmes de la table ronde. Wladislas fut sans doute nommé le roi Lancelot, par ironie, à cause de son caractère aventureux et romanesque. Jamais sobriquet ne fut mieux appliqué et ne rendit mieux compte d’un personnage, car ce pauvre prince, en qui s’enterre une dynastie, est une des victimes les plus intéressantes que l’imagination ait jamais faites, et c’est d’ordinaire au roman plutôt qu’à l’histoire qu’on s’adresse quand on a envie d’en connaître de pareilles. Et maintenant que cette esquisse rapide est terminée, je laisse au lecteur le soin de décider si je me suis trop avancé en disant que l’histoire de Wladislas était un véritable microcosme magique des futures destinées de la Pologne. Il fut romanesque, il fut chimérique, il fut inconstant ; il perdit de gaîté de cœur un trône qui lui revenait de droit par une impatience injustifiable, et cependant je n’oserais jurer qu’il ait été malheureux. Il y a bien des manières d’être épicurien, et peut-être Wladislas ne fut-il qu’un épicurien transcendant que les sensations exceptionnelles pouvaient seules toucher et émouvoir, et qui par nature aimait mieux vivre fortement pendant une heure que s’ennuyer sagement pendant des années. Il semble avoir aimé passionnément une jeune femme qu’il perdit prématurément ; il eut le goût des grandes aventures, il connut les âpres délices de l’ambition et les consolations de la vie religieuse ; il épuisa la série entière des voluptés des choses idéales. Si, malgré tout cela, on doit cependant le considérer comme un malheureux, eh bien ! disons au moins qu’il échappa à l’ennui des platitudes prosaïques que les individus, comme les peuples prospères, traînent trop souvent après eux[1].

  1. . Pour ce résumé de la vie de Wladislas, nous nous sommes servis principalement d’un bon mémoire écrit en 1832 par M. Amanton, alors académicien de Dijon, dans lequel sont relevées plusieurs erreurs des précédens biographes du prince.