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ne me toucherait guère, si ce n’était une offense pour la fille d’un noble romain de s’entendre mentir.

— Je ne mens jamais, dit froidement Aquilinus ; adieu !

Eugenia se détourna sans lui rendre son salut, et le consul quitta la maison à pas lents pour rentrer chez lui. Elle essaya, comme si de rien n’était, de se remettre au travail ; mais les lettres dansaient devant ses yeux troublés, et elle dut prier les Hyacinthes de lui faire la lecture pendant que son cœur bouillait, et que sa pensée était ailleurs. Si jusqu’à ce jour Aquilinus avait été le seul homme qui lui parût digne d’obtenir sa main, en supposant qu’elle voulût se marier, il devenait désormais pour elle une vraie pierre d’achoppement posée sur sa route. Le consul de son côté continua de vaquer à ses affaires en accusant secrètement sa folie, qui ne lui laissait point oublier la belle pédante.

Près de deux années se passèrent, pendant lesquelles Eugenia se fit de plus en plus remarquer et devint un vrai personnage, tandis que les Hyacinthes étaient, aux yeux de tous, deux grands gars avec un fort duvet au menton. Bien qu’à la ville on commençât d’être scandalisé par ce bizarre entourage et que les épigrammes satiriques se mêlassent parfois aux stances élogieuses, elle ne pouvait se résoudre à congédier sa garde d’honneur ; n’était-il pas toujours là, le présomptueux qui avait prétendu l’obliger à s’en séparer ? Celui-ci vivait comme par le passé, et semblait ne plus avoir d’elle le moindre souci ; cependant ses yeux ne s’arrêtaient sur nulle autre femme, et il ne fut plus question de mariage pour lui, en sorte que déjà on le blâmait, lui aussi, parce qu’un homme dans sa position n’avait pas le droit de rester célibataire. Raison de plus pour l’obstinée Eugenia de ne pas avoir l’air de lui faire une avance par le renvoi de ses singuliers compagnons. Au surplus, il lui plaisait assez de braver l’usage et l’opinion en ne prenant conseil que d’elle-même, et de garder la conscience d’une vie pure au milieu de circonstances qui pour toute autre femme eussent été pleines de dangers et d’écueils. De telles excentricités étaient alors dans l’air.

Cependant Eugenia était loin d’être heureuse. Ses deux familiers et aides philosophes, lorsqu’ils avaient à sa suite battu ciel, terre et enfer, se voyaient arrêtés brusquement, et forcés de courir avec elle la campagne des lieues à la ronde sans qu’elle daignât une seule fois leur adresser la parole. Un beau matin, elle demande à visiter une de ses propriétés. Elle conduisait elle-même son char, et semblait d’humeur affable : c’était une limpide journée de printemps, l’air était embaumé de mille parfums ; les Hyacinthes se réjouissaient de la voir si gaie. On traversait un faubourg rustique où les chrétiens avaient licence de se livrer à leur culte. Ils célébraient