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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/230

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Comme on a pu le voir, ce qui caractérise la manière de M. Keller, c’est la teinte légère d’ironie qu’il mêle à ses couleurs, ce sont les lumières glissantes que l’humour fait tomber dans ce monde sombre des antiques légendes. Ce côté fantaisiste produit un assez bizarre effet dans les deux légendes intitulées la Vierge et le Diable, la Vierge chevalier, qui sont d’une conception hardie et d’un tour imprévu. La sainte Vierge y prend figure humaine pour venir au secours de ceux qu’elle protège. Le comte Gébizo a vendu sa femme Bertrade au diable, il l’emmène la veille de Sainte-Vaubourg dans une forêt pour la livrer ; Ayant rencontré sur la route une petite église, Bertrade s’y arrête pour faire sa prière, s’endort au pied de l’autel, et est remplacée par la Vierge, que Gébizo conduit au malin ; la Vierge lutte avec ce dernier, et obtient qu’il renonce au pacte conclu avec le comte. Gébizo meurt ; la main de sa veuve sera le prix d’un tournoi. Cette fois la Vierge se substitue à un jeune chevalier, remporte en son lieu la victoire pendant qu’il dort dans l’église, et lui cède, lorsqu’il arrive enfin, sa place à côté de la belle Bertrade. Il y a là une vague réminiscence de Minerve prenant la forme de Diomède pour combattre les Troyens. Dans la petite Légende de la Danse, on voit même les neuf muses, un jour de fête, attablées dans le ciel en compagnie de sainte Cécile et servies par sainte Marthe en costume de ménagère. On peut regretter que la verve comique de l’auteur et son penchant pour la facétie l’entraînent parfois trop loin, et le fassent verser dans la trivialité. Le conte du Moine Vitalis, un mauvais saint dont la spécialité consiste à ramener les filles perdues dans le chemin de la vertu, est d’un goût douteux et frise la limite de la convenance, s’il ne la dépasse. Ces réserves faites, nous pouvons reconnaître que les récits de M. Keller révèlent un talent agréable et des recherches de style qui se font de plus en plus rares.