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ressemblât à ce régime. Le guerrier germain qui choisissait un chef et se dévouait à lui différait fort du vassal qui devait plus tard être astreint à des obligations fixes à l’égard d’un suzerain qu’il n’avait pas choisi. Le don du cheval de bataille et de la framée n’était pas le don de la terre, et n’avait qu’un rapport très lointain avec le bénéfice et le fief. Qu’on lise ce que Tacite, Ammien Marcellin et Jornandès disent de l’ancienne Germanie, on n’y rencontrera rien d’analogue à la hiérarchie féodale.

Le comte de Boulainvilliers, qui écrivait à une époque où les privilèges de la noblesse étaient déjà fort contestés, voulut lui retrouver ses anciens titres, et crut les voir dans le fait de la conquête et de l’asservissement de la population gauloise par les guerriers burgondes et francs. Cette théorie a un double défaut : elle est, à l’égard du passé, une erreur ; elle est, à l’égard du présent, une source de rancunes, une excitation à de prétendues vengeances. C’est la haine des castes qui l’a engendrée, et elle perpétue en retour la haine des classes.

Nous avons constaté, dans ce qui précède, que l’établissement de quelques milliers de Germains en Gaule ne fut ni une invasion ni une conquête. Les nouveau-venus, qui étaient entrés comme soldats au service de l’empire et qui n’avaient guère combattu qu’entre eux, ne purent pas avoir même la pensée d’asservir la population indigène. Il est bien vrai qu’il y eut des violences individuelles ; plusieurs villes refusèrent d’obéir aux ordres impériaux qui leur enjoignaient d’ouvrir leurs portes, et il dut arriver plus d’une fois ce que Grégoire de Tours raconte d’une ville d’Auvergne « où les Burgondes massacrèrent les hommes et réduisirent les femmes et les enfans en esclavage. » Mais entre de tels actes, si nombreux qu’on les suppose, et un asservissement en masse de la population gauloise, il reste encore une incalculable distance. Croire que les Germains réduisirent les Gaulois en servage serait croire une chose qu’ils n’avaient ni le droit, ni la pensée, ni le pouvoir d’accomplir. D’innombrables documens attestent que la population gauloise resta dans les mêmes conditions où elle se trouvait avant l’arrivée des Germains ; ceux qui étaient hommes libres demeurèrent libres ; ceux qui étaient esclaves ou colons demeurèrent dans la servitude où dans le colonat. Rien ne fut changé aux anciennes distinctions sociales. Ceux des Gaulois qui s’appelaient citoyens restèrent citoyens, et ceux qui avaient le rang de sénateurs continuèrent à s’appeler sénateurs. Ces titres ne se trouvent pas seulement chez les chroniqueurs de race gauloise, on les trouve constatés et reconnus dans des documens d’origine germanique.

Ni l’esclavage ni le servage de la glèbe ne datent de l’invasion ;