Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlent sans cesse de la richesse et du luxe des Romains, c’est-à-dire de la population gauloise. Ils font le tableau de la société qui est sous leurs yeux : c’est une société délicate et raffinée où il se trouve de grandes et opulentes existences, où l’on compte « des riches et des nobles, » ou l’on rencontre des rhéteurs et des poètes, où l’on voit des théâtres, des écoles, des boutiques de libraires, et pourtant les Germains sont en Gaule depuis cinquante ans. Il arrive sans cesse à ces écrivains de comparer les Romains aux barbares, et ce sont les barbares qu’ils représentent comme pauvres, ce sont les Romains qu’ils représentent comme riches et voluptueux. Ils ne font jamais allusion à un immense déplacement de la propriété foncière passant des Gaulois aux Germains.

Pourquoi ces nouveau-venus auraient-ils pris aux particuliers leurs terres ? L’empire possédait d’immenses domaines qui depuis deux siècles étaient spécialement destinés à rémunérer les services des soldats, soit qu’ils fussent légionnaires, soit qu’ils fussent barbares, Les soldats francs, burgondes, wisigoths, obtinrent naturellement la concession de ces terres, et ils n’étaient pas tellement nombreux qu’elles ne fussent très suffisantes à les enrichir tous. Les Francs, établis dans l’empire à titre de lètes, cultivèrent tranquillement pendant deux siècles leurs terres létiques. Leur chef devint plus tard le maître de la Gaule ; il n’y a pas un mot dans les chroniqueurs qui permette de croire qu’ils aient profité de leurs victoires pour s’emparer des terres des Gaulois. Un terme a fait illusion, c’est le mot sors employé pour désigner une terre. On a cru que tes terres ainsi nommées avaient dû être tirées au sort, qu’elles supposaient par conséquent un partage général au moment de la conquête. Or le mot sors, dans la langue latine, ne signifiait pas autre chose que propriété : il s’appliquait à toute terre possédée héréditairement ; l’idée de tirage au sort n’y était pas contenue. Les propriétés des Romains s’appelaient sortes romanœ, comme les propriétés des barbares s’appelaient sortes barbaricœ ? pas plus pour les unes que pour les autres, il n’y avait eu tirage au sort.

On croit que les Burgondes s’emparèrent des deux tiers des terres. Deux chroniqueurs disent en effet qu’ils partagèrent le pays avec les habitans ; mais ils disent cela après nous avoir appris que ces mêmes Burgondes avaient été écrasés par Aétius, que leur race avait été presque anéantie, qu’il n’en restait plus que des débris, et que c’était le gouvernement impérial lui-même qui leur assignait leurs cantonnemens et qui leur enjoignait de « partager la terre » avec les habitans du pays. De quelque façon qu’on entende ce « partage, » il est difficile d’admettre que ce fût un fait de conquête et de violence, et qu’il se soit opéré aux dépens de la population. Un article du code des Burgondes, qui fut écrit soixante années