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qu’elle avait le regret de ne pouvoir entrer dans la voie tracée par le cabinet russe[1]. L’Angleterre surtout fut touchée au vif, et trouva pour protester un langage énergique dont elle avait depuis longtemps perdu l’habitude. « Je n’ai guère besoin de vous dire, écrivit lord Granville à sir A. Buchanan dans une dépêche dont celui-ci devait laisser copie au gouvernement russe, que le gouvernement de sa majesté a reçu cette communication avec un profond regret, attendu qu’elle provoque une discussion qui pourrait troubler l’entente cordiale qu’il s’est sérieusement efforcé d’entretenir avec l’empire russe. Il est impossible au gouvernement de sa majesté de donner aucune sanction à la mesure annoncée par le prince Gortchakof[2]. » En face d’un intérêt anglais directement menacé, l’ancien orgueil anglais semblait se réveiller. Partout, dans le pays et dans la presse, l’opinion publique se soulevait contre les prétentions de la Russie. Le sentiment unanime était que l’Angleterre devait y mettre son veto, et qu’il ne fallait pas reculer devant la guerre, si la Russie ne reculait pas devant le refus du cabinet de Londres.

Ce ne fut qu’un feu de paille, un retour de jeunesse aussitôt suivi d’un retour de prudence. En moins de vingt-quatre heures, la colère du gouvernement anglais fut passée. La guerre ! on pouvait bien se servir de ce mot redoutable, mais on ne voulait de la chose à aucun prix. Dès le 11 novembre, le lendemain même de l’envoi de l’ultimatum anglais à la Russie, on cherchait un moyen de dénouer pacifiquement l’affaire, et l’on n’imagina rien de mieux que d’aller se réfugier sous l’aile de la victorieuse Allemagne. Le 20 novembre, M. Odo Russell arrivait à Versailles avec le titre d’envoyé extraordinaire ; sa mission était de verser les chagrins du cabinet de Londres dans le sein de M. de Bismarck. Le cabinet de Londres ne doutait pas au fond que la brusque dénonciation du traité de Paris ne fût le résultat d’un concert et la preuve d’une alliance intime entre la Prusse et la Russie ; mais M. Odo Russell avait l’ordre de ne s’en offenser que si la Prusse faisait naïvement l’aveu de sa faute.

Aussi, le 20 novembre, après conversation avec M. de Bismarck, l’envoyé anglais put-il rassurer lord Granville, et l’informer qu’effectivement « la dénonciation n’était pas un acte concerté, et que la Prusse au contraire avait été désagréablement surprise par une démarche qu’elle ne jugeait ni mûre, ni opportune. » Il ajoutait deux jours après que M. de Bismarck lui avait fourni le moyen de sortir d’embarras en lui proposant une conférence destinée à

  1. M. Visconti-Venosta au marquis Carraciolo à Saint-Pétersbourg, 24 novembre.
  2. 10 novembre 1870.