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Tous ces récits, répétés à Berlin, y excitaient les esprits, déjà trop disposés à s’emporter. On avait dans l’armée, dans son organisation, dans ses généraux une confiance aveugle et absolue[1]. Les Français avaient battu l’Autriche ; mais qui ne l’avait battue ? Les Prussiens en avaient fait plus d’une fois bon marché. Il faudrait voir ces révolutionnaires aux prises avec les vieilles troupes, la tactique savante et les invincibles lieutenans de Frédéric. La Prusse seule était capable de faire la leçon à ces présomptueux et de rétablir le bon ordre en Europe. Tels étaient les propos quand, au commencement du mois d’août, le bruit se répandit que Napoléon négociait avec l’Angleterre et lui rendait le Hanovre, cédé à la Prusse par trois traités. C’était une dépêche de Lucchesini qui en avait apporté la nouvelle. Lord Yarmouth, dans un moment d’abandon, peut-être calculé, lui avait après boire livré le secret de l’affaire. « La vérité n’étant pas toujours dans le vin, écrivait l’envoyé prussien, il est possible que le plénipotentiaire anglais n’ait voulu que semer la défiance entre Berlin et Paris ; » mais il ajoutait que les rumeurs les plus étranges circulaient depuis quelque temps, qu’il était question d’une entente secrète entre Napoléon et la Russie, d’un rétablissement de la Pologne au profit du grand-duc Constantin… Comme si ce complot n’avait pas suffi, on apprend que cette dépêche, où se dévoile sa perfidie, Napoléon n’a pas craint de l’intercepter au passage, et qu’il exige maintenant le rappel de Lucchesini. La mesure était comble. La colère éclate partout. On peut se figurer le spectacle que présentait alors Berlin ; nous l’avons vu à Paris lorsque, au mois de juillet 1870, M. de Gramont évoquait à la tribune le fantôme de Charles-Quint, et que M. Émile Ollivier dénonçait à la France l’outrage infligé publiquement à son ambassadeur.

Ici l’analogie cesse pour un instant, ou plutôt elle se déplace et se retourne. Les rôles se renversent ; c’est du moins ce qui ressort du témoignage d’un des principaux acteurs de ce drame déplorable. M. de Gramont rapporte que cette injure déconcerta complètement et poussa aux extrémités le gouvernement impérial, qui, le 14 juillet au soir, s’était arrêté à une solution pacifique. S’il faut en croire Gentz, les choses n’allèrent pas de même à Berlin en 1806, et l’aventure de Lucchesini se trouva fort à point pour tirer le ministère d’embarras. La collision était fatale. « Depuis deux ans, disait à Gentz le secrétaire du roi, nous n’y échappions plus que par des

  1. … « Je croyais à la force et à la grandeur de mon pays presque autant qu’à ma sainte religion… » L’empereur « croyait à la victoire, nous y croyions tous ; ce fut là notre faute… Si on avait eu un doute, un seul doute sur notre aptitude à la guerre, on eût immédiatement arrêté la négociation. » — Gramont, p. 319, 317, 321.