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« … Je pars pour un monde nouveau… — Voilà donc la vie ! Voilà ce qui est venu à la surface après de si laborieux enfantemens et tant de convulsions ! — Tout est si curieux, si réel ! — Sous mes pieds, le sol divin, — sur ma tête, le soleil ! — Regardez-bien, le globe tourne, — et avec lui les continens ancêtres groupés ensemble, — les continens présens et futurs, au nord, au sud, avec l’isthme entre eux. — Voyez les vastes espaces sans routes frayées ; — comme en un rêve, ils changent, ils se remplissent ! — Des masses sans nombre débouchent sur eux, les couvrent, — et les voilà portant les peuples, les arts, les institutions les plus avancées que l’on connaisse. — Regardez-bien ! À travers le temps, — j’entrevois un auditoire incalculable ; — d’un pas ferme et régulier, ils s’avancent, ils ne s’arrêtent jamais, — cortèges d’hommes, d’Américains, plus de cent millions ! — Une génération joue son rôle et passe, — une autre génération s’acquitte du sien et passe à la suite, — le visage tourné vers moi, de côté ou en arrière, — les yeux fixés sur moi rétrospectivement ! — Américains, conquérans, l’humanité marche : en avant ! — Le siècle marche ! Liberté ! — Masses ; à vous le programme de mes chants ! »


Et le programme se déroule : chants des prairies, chants du Mississipi, chants de l’Ohio, de l’Indiana, de l’Illinois, de l’Iowa, du Wisconsin… Walt Whitman ne discute pas l’œuvre des philosophes, des poètes, des prêtres, des martyrs, des artistes, des inventeurs qui l’ont précédé, il ne nie pas la grandeur passée des nations abaissées ou éteintes ; mais les ruines auxquelles il rend hommage une fois pour toutes ne sont point ce qui l’occupe, son jour est venu, à lui.


« J’ai fait dans l’Alabama ma promenade matinale, — j’ai vu la femelle de l’oiseau-moqueur sur son nid, parmi les ronces, couver ses œufs ; — j’ai vu le mâle aussi, — je me suis arrêté pour l’entendre tout près de là, gonflant sa gorge et chantant joyeusement, — et, tandis que j’écoutais, il me vint à l’esprit que ceux pour lesquels il chantait n’étaient pas ici, — qu’il ne chantait ni pour sa compagne seulement, ni pour lui-même, ni pour l’écho, — mais pour quelqu’un d’inconnu, d’invisible, d’attendu, — pour le dépôt transmis, pour le don mystérieux, pour ceux qui sont encore à naître.

« Démocratie ! — aujourd’hui près de vous un gosier se gonfle et chante joyeusement, — ma femme ! — pour la couvée qui sortira de nous deux… — pour ceux d’à présent et pour ceux à venir. — Dans la triomphante allégresse que j’éprouve d’être prêt à les recevoir, — je sonnerai les fanfares les plus fières et les plus fortes qu’on ait encore entendues sur la terre. — J’entonnerai les chants de la passion à