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Les Survivans :


« Aucune balle ne peut tuer ce que vous êtes en réalité, amis ! — L’âme est au-dessus des atteintes du boulet et de la baïonnette ! »


Nous voici loin des professions matérialistes dont fourmillent telles pièces radicales que nous ne citions tout à l’heure qu’avec répugnance. Walt Whitman se contredit singulièrement, et on ne saurait s’en plaindre ; il ne se pique pas du reste d’être conséquent avec lui-même. Les fanatiques prétendent que la faute en est à la multiplicité d’aspects que présentent les choses et à la prodigieuse capacité de Whitman pour tout sentir et tout comprendre, à son universalité en un mot. Nous croyons plutôt qu’il a réussi à écrire des choses élevées et fortes le jour où il s’est décidé à glaner dans le champ fécond de l’observation, au lieu de se perdre dans de vaines utopies, des paradoxes insensés et une philosophie malsaine dont il est loin d’être l’inventeur, — le jour où il s’est inspiré du spectacle inépuisable de la vie humaine avec ses nobles émotions, ses joies pures et ses souffrances, au lieu de prétendre, comme il l’avait fait d’abord, à partager les sensations des choses, à s’assimiler aux lilas, au silex, aux nuages, aux agneaux, aux volailles de la basse-cour, voire au vieil ivrogne qui se traîne en trébuchant hors de la taverne !


« Il y avait un enfant qui sortait tous les jours, — et le premier objet qu’il regardait, il devenait cet objet, et il en faisait partie pour un jour ou pour une partie du jour, ou pour des années… »


La longue composition intitulée Walt Whitman, à laquelle nous empruntons ce début grotesque, est considérée en Amérique comme l’une des plus originales et des plus puissantes qui soient sorties de sa plume, comme son œuvre typique proprement dite. Quant à nous, au risque d’être contredits par M. Buchanan, M. Rossetti et autres amateurs de la poésie de l’avenir, nous donnerions volontiers tout ce galimatias pour le simple morceau qui suit :


UNE LETTRE DU CAMP.

« Revenez des champs, mon père, voici une lettre de notre Pierre, — viens à la porte, mère, voici une lettre de ton fils.

« Voyez, c’est l’automne.

« Voyez comme les arbres d’un vert plus sombre, mêlé de rouge et de jaune, étendent une ombre fraîche sur les villages de l’Ohio ; leurs feuilles frissonnent sous un vent doux, les pommes mûres se suspendent aux