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d’une histoire simple et touchante dont ils fournissent les traits. Ainsi le roman que M. Sainte-Beuve a ébauché est ici complet, et c’est pourquoi l’on peut essayer sans trop de scrupule d’y revenir après lui.

Julie Carron, dont Ampère s’éprend dès le premier jour où il la voit, — le 10 avril 1796, il a noté avec soin ce jour entre les jours, — était la fille d’un homme d’affaires de Lyon. Elle avait deux sœurs ; l’aînée était mariée à Marsil Périsse, chef d’une maison de librairie lyonnaise dont le renom n’a fait, depuis cette époque, que grandir ; l’autre, Élise, était encore fille au moment où Ampère et sa sœur se connaissent et se marient. Ampère lui-même était le fils d’un négociant, peu fortuné, qui avait été compromis en 1793 dans l’insurrection de Lyon, condamné à mort et exécuté le 13 novembre de cette fatale année. La mère d’Ampère habitait avec son fils le modeste domaine de Polémieux, à peu de distance de Lyon ; tout près de là se trouvait le village de Saint-Germain-du-Mont-d’Or, où résidait pendant l’été la famille Carron. On se rencontra grâce au voisinage. À ce moment, Ampère n’avait que vingt et un ans. Elle ne devait pas être elle-même beaucoup plus jeune. Il ne payait pas de mine ; il était timide, gauche et négligé, avec des coupes de vêtemens et des chapeaux à faire rougir une fiancée qui aurait eu encore moins d’amour-propre et de respect humain que Julie. Après la mort de son père, l’excès de la douleur, joint à une activité cérébrale désordonnée, l’avait jeté dans un état tel qu’on avait pu craindre qu’il fût frappé d’idiotisme ; il n’avait pas de carrière, et il ne savait ce qu’il deviendrait dans le monde. Elle était grande et belle, avec des yeux bleus, une bouche à la grecque, une taille délicate et des cheveux d’or ; élégante et mondaine autant que le lui permettait la médiocrité de sa condition, assez amie du plaisir, quoique trop sage, et, s’il faut dire le mot vrai, trop positive pour perdre son temps à être coquette. L’hiver, à Lyon, elle brillait dans les bals de la société bourgeoise. « Elle faisait des fous par centaines. » Elle avait de l’ambition, elle rêvait la fortune. Je la peins là en ses traits extérieurs, telle qu’elle était avant de connaître Ampère. Voilà, à première vue, cette Julie et son Saint-Preux ; combien peu faits, ce semble, l’un pour l’autre ! Elle avait déjà refusé un premier mariage, honorable et avantageux, avec un M. Dumas, professeur à l’École de médecine de Montpellier, parce qu’il aurait fallu se séparer de sa famille, et aussi parce qu’elle connaissait trop peu le prétendant pour être assurée de son bonheur à venir, et qu’en tout Julie est une personne raisonnable qui pèse et calcule les chances diverses de la vie. Elle ne se décide en faveur d’Ampère qu’après trois ans de soins journaliers et d’adoration enthousiaste, — trois années qui en leur tranquillité sont exquises et profondes ! Les lettres et le journal d’Ampère en mettent en relief les moindres incidens, et ces épisodes familiers prennent si vivement couleur que chacun de nous,