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de toutes ces couleurs, est d’une hardiesse incroyable, et accable l’œil autant qu’il le captive. Il y a dans leur harmonie audacieuse quelque chose d’âpre, de mordant, de sauvage, comme dans un concert uniquement composé d’instrumens de cuivre. Elles ont la saveur étrange de ces instrumens, dont la dissonance naturelle augmente, comme on sait, la sonorité de la note dominante. Ce tableau, écrase tous ceux que leur malchance a placés autour de lui ; tous les moindres détails y sont figurés avec un relief, une vérité, un éclat impitoyable. Néanmoins la tête, les bras, la gorge, toute la personne vivante placée au beau milieu, ne souffrent pas du voisinage ; ils gardent toute leur vigueur et s’élèvent sans effort au niveau de cette gamme étourdissante. On se rappelle qu’il n’en était pas de même dans le portrait de Mme Feydeau, où la tête semblait un peu éclipsée par la splendeur des étoffes. Cette fois la difficulté a été abordée de front, et surmontée de haute lutte.

L’autre portrait, fort différent, est pourtant bien de la même main. L’autre femme était rousse, celle-ci est brune, mais elles ont un grand air de famille. C’est une symphonie en rose et en gris, au lieu d’une symphonie en rouge et en vert. L’effet en est plus doux, mais l’orchestration n’en est pas moins riche ni moins, savante. La dame est debout, et se présente de trois quarts dans une posture ferme et aisée. Elle tient une fleur à la main, et c’est cette fleur, une capucine, si je ne me trompe, qui remplace l’éventail rouge et donne le ton au tableau. Elle a le teint rose et jeune malgré un commencement d’embonpoint qui lui alourdit les traits ; elle se tient dans une serre ornée de fleurs, dont les teintes discrètes et un peu maladives pâlissent devant elle. On critique, au point de vue de la couleur, la manière dont ces fleurs sont rendues, et l’on se plaint qu’elles n’aient pas assez d’éclat. L’artiste aurait pu facilement éviter ces critiques ; il suffisait pour cela de donner un fond sombre à son tableau ; mais c’est justement la blancheur et la clarté répandues partout qui en font le charme. D’ailleurs la puissance du tableau n’y perd rien : on n’a qu’à voir la pauvre figure que font autour de lui ses voisins.

Un autre reproche mieux fondé, c’est que M. Carolus Duran n’embellit point ses modèles, que même il les enlaidit quelque peu, défaut pour un peintre de dames. Oui sans douter M. Duran est ce qu’on appelle un réaliste, et il faut avouer qu’il n’a pas un sentiment très délicat de la grâce féminine : en fait de beauté, il préfère celle qui s’allie à l’opulence des formes et à la force brutale, mais il n’est pas vrai qu’il encanaille ses modèles. Il rend la nature telle qu’il la voit, et, s’il ne l’idéalise pas de parti-pris, il ne la dégrade pas non plus à plaisir, comme il arrive quelquefois à celui qui