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III

Notre école de paysage a été jusqu’à présent une de nos gloires. Quand un censeur trop sévère, amateur du grand style, reprochait à notre époque sa stérilité ou sa décadence, — lorsqu’il se plaignait de ne plus voir, au lieu de tableaux méritant ce nom, que de jolies études et des fantaisies d’un art blasé, nous répondions invariablement en vantant notre école de paysage, véritable conquête du temps présent. En même temps que la vie bourgeoise et le règne du caprice individuel détournaient l’art des vastes ouvrages et des difficiles entreprises, le sentiment des beautés de la nature s’était développé, disions-nous, dans les âmes, et la peinture s’était pliée à l’expression de cette poésie nouvelle. En nous affranchissant des conventions académiques, nous avions appris à vivre dans l’intimité de la nature, à pénétrer ses secrètes harmonies, à parler la langue des choses inanimées, à saisir l’idéal dans ses manifestations tour à tour les plus humbles, les plus imposantes et les plus fugitives. Sans doute nous avions dans cette voie de sublimes devanciers que nous ne prétendions pas égaler ; mais les Claude, les Poussin, les Ruysdaël même n’avaient eu qu’un sentiment général des aspects de la nature ; nous étions devenus plus familiers avec elle. Tout en renouant la tradition de l’admirable école hollandaise, nous y avions joint cet art de composition qui est proprement dit le génie français. Nous avions le droit de nous enorgueillir, car nous pouvions citer toute une liste de glorieux témoins, les Decamps, les Corot, les Paul Huet, les Marilhat, les Cabat, les Français, les Rousseau, les Daubigny, les Troyon, les Dupré, les Fromentin, et bien d’autres.

De ces nobles champions de l’école française et du grand art, les uns ont disparu, et ils n’ont pas été remplacés ; les autres languissent et commencent à vieillir. Il en est du paysagiste comme du musicien ; le jour où l’inspiration lui manque, il ne cesse plus de se répéter. On en voit plusieurs qui, vers un certain âge, quittent brusquement la route qu’ils ont suivie, et cherchent à s’en frayer une autre sous des cieux nouveaux. Alors ils désertent l’Orient pour la France ou la France pour l’Orient. Ils se transportent du climat d’Italie aux neiges du pôle ; sans le savoir, ils restent les mêmes, parce que le paysage n’est pas un drame où l’action s’exprime par les contours, mais une symphonie de couleurs, où le sentiment joue un plus grand rôle que la pensée. Aussi le paysagiste, tant qu’il est épris de la nature, reste éternellement jeune ; pourtant il ne se renouvelle guère, et il est comme ces vieux amoureux