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l’avènement d’un rival. Il y a en effet certains rapports entre le style de Bret Harte et celui de l’éminent romancier anglais ; mais par la sobriété, le talent rare de condenser en un petit nombre de pages le vif intérêt de l’action et l’analyse profonde des caractères, Bret Harte se rapprocherait plutôt d’un autre modèle exquis, Mérimée. Quelques lignes finement et vigoureusement frappées, où chaque mot porte, lui suffisent pour évoquer un site, un personnage, et l’on n’a plus rien à apprendre : il semble que ce coin sauvage des sierras soit le pays natal, que tel colon à chemise rouge, espagnol, irlandais, chinois ou autre, avec tous ses signes distinctifs de race précisés d’un trait net, soit une vieille connaissance.

La supériorité de Bret Harte sur beaucoup d’écrivains auxquels on pourrait le comparer est dans la nouveauté de ses sujets. Il nous initie à un monde inconnu, il peint avec une vérité pleine d’énergie cette ère des premières immigrations qui touche à sa fin, et qui, malgré beaucoup de désordres, de violences et de grossièretés, a sa grandeur, sa poésie presque héroïque. Il nous introduit dans les centres miniers appelés camps, à l’origine composés de tripots, de buvettes et autres mauvais lieux, où la fièvre de l’or surexcitait encore des passions communes aux animaux féroces et aux hommes sans frein ; il nous montre à l’état d’embryons ces villes aujourd’hui bien bâties, macadamisées, éclairées au gaz, renfermant tout ce que la civilisation peut apporter de luxe et de bien-être. Il tire enfin de celui de tous les sujets qui émeut le plus fortement une âme bien trempée, la lutte victorieuse de l’homme contre la nature, des effets inattendus, d’une beauté incomparable. Ce que lui reprocheront les critiques du vieux monde, c’est un dédain apparent de la morale, une façon alarmante de dérober pour ainsi dire son individualité. Nous aimons sentir la présence du romancier entre ses héros et le lecteur, nous aimons qu’il soit non pas seulement le miroir qui reflète les événemens et les caractères, mais la main ferme qui tient ce miroir, mais la conscience, mais la logique qui nous aide à distinguer entre le mal et le bien, excusant ceux-ci, condamnant ceux-là, expliquant toujours. Ce serait d’autant plus nécessaire pour une œuvre qui s’écarte de ce que nous avons l’habitude de voir, de sentir et d’apprécier, qui est en opposition perpétuelle avec notre propre nature et qui nous présente des types dont la rudesse et la brutalité risquent d’étonner certains lecteurs jusqu’au dégoût. M. Bret Harte n’écrit pas pour le vieux monde ? il a cependant prévu le reproche.

« Parmi les premiers moyens employés pour moraliser la Californie, dit-il dans une de ses préfaces, je me rappelle une série de dessins inspirés, je crois, par ceux d’Hogarth : les effets du travail et de la paresse. Ces dessins représentaient les carrières respectives