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— Est-ce que tu perds l’esprit ?

— Je sais ce que je dis. Et j’ajoute que je serai heureux avec elle comme jamais mortel n’aura été heureux.

— Ainsi tu es bien résolu ?…

— Il s’agit bien de résolutions ! Je vois ce qui sera. J’ai vu Marcella, non pas dans son costume de paysanne, mais en robe de velours garnie d’hermine, et elle était entourée de ses enfans… Cette après-midi, nous irons chez ma nourrice, et Marcella sera assise sur le seuil de sa chaumière, occupée à filer.


III.

Je ne pus me défendre d’une certaine émotion quand le soir de ce jour, traversant le village de Zolobad, nous approchions de la ferme de Nikita Tchornochenko. On ne voyait encore personne. La porte de la haie était entre-bâillée, le chien-loup était à la chaîne et se contentait de nous suivre du regard de ses petits yeux. Dans la cour stationnait une carriole de paysan, une banne d’osier posée sur quatre roues, attelée de trois petits chevaux bruns fort maigres, parmi lesquels une jument en train d’allaiter son petit poulain brun, qui aspirait la mamelle d’un air de parfaite béatitude en faisant de temps à autre tinter la clochette qu’il portait au cou. Au moment où nous tournions la voiture, la maison de bois, blanchie à la chaux et couverte en chaume enfumé, se trouvait devant nous, et sur le seuil était assise une jeune fille qui avait un fuseau à la main et filait, et à côté d’elle une chatte blanche s’allongeait au soleil, et clignait des yeux en nous regardant. La jeune fille leva les yeux et tressaillit : c’était l’inconnue de la forêt.

— Tu es Marcella ? dit le comte.

— Que désirez-vous ? répondit-elle.

— Ta grand’mère est-elle à la maison ?

— Oui, elle y est. Donnez-vous la peine d’entrer.

Nous entrâmes. Au milieu d’une chambre proprette était assis sur un escabeau un petit garçon d’une huitaine d’années, vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile, pieds nus, coiffé d’un pot de terre ; un homme d’un certain âge était occupé à lui déshonorer les cheveux avec ses ciseaux en se guidant sur le contour du pot. Le gamin faisait une grimace comme un patient qu’on mène au supplice.

— Où est Hania, ma nourrice ? demanda le comte.

— Qu’y a-t-il ? répondit une voix de la pièce voisine. Qui est-ce qui me demande ? — Un moment après parut sur la porte une vénérable matrone d’une taille élevée et en cheveux blancs. Ses yeux