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bon Dieu qui semblent ne vivre que pour les autres ; c’est Mlle Babette, qui a donné à Marcella des leçons de chant et de piano. — Le comte s’arrêta pour allumer un nouveau cigare.

— Et M. Tchornochenko, vit-il toujours ?

— Ils sont tous en vie et se portent bien. Nous allons les voir souvent avec les enfans et ils nous font des visites, et mon beau-père, pense un peu ! a une charrue américaine et vient d’installer une machine chez lui. Aussi les paysans l’appellent un « Souabe[1]. »

— Je t’avouerai, lui dis-je, que depuis quelque temps mes idées se sont beaucoup rapprochées des tiennes.

— Tous les chemins y mènent, répondit le comte, car ce sont les idées du temps. Quant à moi, depuis que nous ne nous sommes pas vus, j’ai encore fait des progrès. Tu ne saurais croire combien le mariage contribue à notre développement. Je dois autant à Marcella qu’elle me doit sous ce rapport.

— Et quels sont les points de vue nouveaux que tu as gagnés ?

— Quant à être nouveaux, ils ne le sont guère, dit le comte en souriant ; en revanche, ils sont justes. J’ai appris par exemple quelle satisfaction on éprouve à remplir un devoir. Ne crains pas que je veuille faire de la morale. Comme je ne connais qu’une loi : ne fais pas à ton prochain ce que tu ne veux pas qu’il te fasse, ainsi je ne connais qu’un devoir qui prime tout, c’est la gratitude. Crois-moi, quand on a partagé toute joie et toute douleur, qu’on s’est aidé réciproquement, soutenu, consolé tous les jours, on finit par éprouver l’un pour l’autre comme une ineffable pitié, qui vous unit encore alors que les illusions disparaissent…

— Ah ! tu conviens donc que tu as eu des illusions que tu as perdues ?

— Cela va de soi, repartit mon ami. Ne faut-il pas toujours en rabattre, se résigner ? Mais on renonce au clinquant et on gagne de l’or pur. Ce qu’il y a de si beau dans le mariage, c’est qu’il réunit les deux facteurs du bonheur véritable, la jouissance et le renoncement. L’amour, qui est l’abandon de soi-même, cesse d’être un danger dans le mariage, parce que l’abandon est réciproque ; quelle satisfaction plus grande que celle qu’on éprouve lorsqu’on croit se sacrifier au bonheur d’une personne aimée ? Au reste je dois dire que le destin a tout fait pour me rendre le devoir facile…

— Continue ! lui dis-je ; tu ne sais pas combien je me réjouis de te voir si content.

— Ah ! mon ami, la femme est le salut ; qu’y a-t-il dont elle ne

  1. En Galicie, « Souabe » est le sobriquet qu’on donne aux Allemands, probablement parce que toutes les colonies allemandes y ont été fondées par des Souabes.