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— Tu nous restes ? me dit Alexandre,

— Cela va de soi, interrompit Marcella. Il faut rester.

— Non, il faut partir.

— Ah ! et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda-t-elle vivement.

— Vous êtes trop belle, madame, en vérité, répliquai-je en souriant.

Elle était belle en effet, d’une beauté transcendante : vierge et femme à la fois, si cela peut se dire, la force unie à la grâce, une naïveté enfantine avec un aplomb de grande dame, et une élévation de pensée comme il est rare de la rencontrer chez une femme.

— Et vos héritiers ? repris-je.

Marcella sortit, et revint bientôt, entourée de ses beaux enfans : c’étaient quatre garçons, qui tous rappelaient plus ou moins leur mère, — l’aîné, Sacha, avait onze ans, le cadet, Julian, en avait trois, — puis la petite Olga, âgée de huit ans, qui avait les traits sévères et les yeux pensifs et expressifs de son père. Ils me tendirent les mains sans l’ombre de timidité, leur regard franc exprimait la confiance ; et leur petite sœur entama aussitôt avec moi une conversation sur un sujet extraordinairement important.

— C’est par ce sang vermeil de paysan que ma famille s’est rajeunie, me dit Alexandre. Regarde mes garçons ; quelle race ! Un ourson semblerait délicat à côté d’eux… Mais viens, il faut que je te fasse visiter la propriété.

La comtesse mit un petit chapeau de paille d’Italie à rubans verts, et prit mon bras. Alexandre nous conduisit à travers ses cours et ses bâtimens, et la belle châtelaine m’expliquait en détail les instrumens aratoires et les machines. Ensuite nous montâmes tous à cheval, pour visiter les champs, les prairies avec leur système d’irrigation, le grand pâturage, — sorte de steppe en miniature dont les herbes parfumaient l’air, et où l’on voyait des troupeaux de moutons, de bœufs, de chevaux et d’oies manœuvrer comme des corps d’armée, — la forêt, l’abatage, les carrières, enfin les métairies avec la distillerie et la fabrique de sucre de betterave. Partout le même ordre parfait, les mêmes signes du triomphe de l’esprit sur la matière, et comme une bénédiction visible sur toute chose.

Nous fûmes de retour vers midi pour le dîner, qui fut servi dans une salle à manger décorée en vieux chêne sculpté. En sortant de table, Alexandre proposa une partie de billard, où Marcella nous battit à plate couture. J’allai ensuite faire avec le comte un tour dans les bois. La soirée fut fraîche, et ce fut avec un plaisir marqué que je vins m’asseoir à notre retour près du feu qui pétillait dans la cheminée de marbre d’un petit salon où nous attendait le thé. Les jeunes oursons s’empressèrent de grimper sur nos genoux. Mar-