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« qu’il faut avoir pour soi une apparence de légalité, » c’est-à-dire jouer jusqu’au bout son rôle, non de bon Allemand, mais de prince électeur en guerre contre l’empire ; la seconde, « qu’il faut se passer autant que possible d’alliés, » avec lesquels il serait nécessaire ensuite de partager les profits. Rien de plus concluant à cet égard que la petite négociation infructueuse poursuivie auprès de Frédéric par Voltaire. Certes il est piquant de voir le poète attaquer le roi de billets diplomatiques et de prose sur les allaires, le roi répondre par des vers et des plaisanteries ; il ne l’est pas moins de lire les notes qu’ils se passent, faute de se rejoindre, bien qu’ils habitent le même palais ; il est plus curieux encore que ce soit Voltaire qui demande l’union des petits princes allemands, et Frédéric qui recule. Quand Voltaire l’exhorte à donner l’exemple, à réunir les princes de l’empire en une armée de neutralité, il répond en marge: « Cela serait plus beau dans une ode que dans la réalité. » Quand le philosophe, français lui dit sur la même feuille : « Ne vous couvrez-vous pas d’une gloire immortelle en vous déclarant efficacement le protecteur de l’empire ?.. » le prince allemand ajoute ces mots à côté : « la France a plus d’intérêt que la Prusse dans ce que vous proposez. » Ceci est le mot de la situation : il est parfaitement vrai que les rois de France étaient considérés par la Prusse comme les protecteurs naturels de ce qu’on appelait la liberté germanique. Dès lors sans doute nous nous mêlions de ce qui ne nous regardait pas: mais l’on ne s’est avisé de nous le reprocher que lorsque la prépondérance en Allemagne a changé de mains. On ne devrait pas oublier que les expéditions françaises au-delà du Rhin ont été considérées comme des services, qu’on les a demandées, implorées. Ces choses-là sont tout au long dans la vie et dans les écrits de Frédéric. Les reprocher aujourd’hui aux successeurs de Frédéric serait de la naïveté : notre seul objet est d’ôter à celui-ci le titre mensonger de patriarche et de partisan de l’unité allemande, pour lui rendre son titre réel et sérieux de fondateur de la grandeur prussienne. Hegel a dit que les hommes historiques sont ceux qui, en cherchant un intérêt particulier, ont servi la cause d’un intérêt général ; ce n’est pas une raison pour dénaturer l’histoire, pour faire de Frédéric l’inventeur d’une nationalité allemande parce qu’il en a fait une purement prussienne, de rapporter à lui le triomphe de la race germanique parce qu’il a battu la France de concert avec l’Angleterre, de regarder la puissance des États-Unis comme un de ses bienfaits parce qu’il a aidé à nous faire perdre des colonies. On cherche pourquoi Frédéric ne faisait pas de cas de la littérature allemande ; il n’y a peut-être pas d’autre raison que celle-ci : ce prince était Prussien au fond de l’âme et Allemand aussi peu que