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Il venait d’examiner l’horizon et paraissait soucieux.

— Embarquons-nous sans retard, dit-il; le calme que vous admirez, docteur, ne durera pas plus qu’un caprice de femme.

J’allais répliquer.

— Le vent du sud ridera ce soir la mer, continua le capitaine ; demain, le vent du nord aura la parole, et l’Hirondelle elle-même, si la pauvre petite voguait encore, serait obligée de replier ses ailes.

Chacun son métier, et si contre l’opinion du docteur Neidman je me crois incapable de confondre un aspergillum avec un teredo, je n’ai jamais eu la prétention de connaître mieux la mer qu’un marin. Aussi, pour toute réponse, je me contentai de jeter à la hâte quelques cordages dans la pirogue.

— Nous sommes un de trop, dit brutalement le capitaine en considérant le frêle esquif et en nous comptant du regard.

Doña Esteva et don Salustio, prêts à s’embarquer, reculèrent à la fois.

— Partez, docteur, me dit ce dernier en poussant vers moi sa femme et ses enfans; je vous les confie.

— Je ne te quitte pas, s’écria la jeune femme, dont les petites mains s’accrochèrent au bras de son mari.

Lydia devint très pâle, un silence solennel s’établit; nous n’osions plus ni nous regarder, ni parler. Je tirai de ma poche les tubes contenant l’aspergillum; ils étaient admirablement soudés.

— Il y va de la gloire de votre fils et de mon honneur, señora, dis-je à doña Esteva, ne l’oubliez pas, je vous en prie. Aussitôt arrivée à Vera-Cruz, expédiez ces tubes à l’Institut de Boston, ou plutôt remettez-les au consul américain en l’instruisant de ce qu’ils renferment; il comprendra. Nous nous reverrons; ma précaution n’a d’autre but que d’éviter une perte de temps. Cependant, si par hasard je ne revenais pas, — l’homme sage doit tout prévoir, a dit Salomon, — ma vieille servante sait où est mon testament; j’explique là ce qu’on doit faire de mes collections. Lorsque vous serez dans la pirogue, Sébastian, vous me passerez un peu de riz, il me sera peut-être plus utile qu’à vous.

— Quelle est donc votre intention? me demanda le capitaine.

— De rester tranquillement ici, mon vieil ami, en attendant que vous reveniez me chercher. Je suis garçon, moi, la solitude de l’océan n’a rien de plus effrayant que celle des forêts au fond desquelles j’ai si longtemps vécu, et elle ne m’épouvante pas. Durant votre absence, je vais sonder la mer autour de votre navire, et qui sait quelles découvertes va me procurer le hasard? Les heures sont précieuses, partez !