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moment de tristesse, car à tout instant les escadrons de la mort s’élancent des steppes du néant, et soulèvent des tourbillons de poussière d’une nouvelle destruction.

« L’univers n’est qu’une vallée de larmes, d’où montent de tous côtés la fumée de gémissemens toujours nouveaux et le bruit de lamentations sans cesse renaissantes.

« Hélas ! c’est la vie elle-même qui est la source constante de nos douleurs. C’est bien elle qui remplit notre cœur de nouveaux chagrins. Au reste, la terre est un jardin dont les fleurs, bientôt effeuillées par la douleur, ne sont, malgré leur brillante apparence, qu’un manteau dévorant.

« L’eau qu’on y boit est empoisonnée, l’air qu’on y respire est infect ; peut-on dès lors s’étonner qu’il y règne une épidémie perpétuelle ?

« Aussi les âmes pieuses tournent-elles leurs vœux vers le paradis ; là l’atmosphère est tout autre.

« Pour ces âmes imbues de la connaissance divine, ce misérable séjour n’est qu’une station de passage ; la véritable patrie est ailleurs… »


Le Turkestan est bien loin aujourd’hui de ce qu’il était au temps de Névaï. Quoique la bravoure ne manque pas aux habitans, il semble qu’elle soit devenue complètement inutile depuis que ce pays est tombé dans la barbarie. Parmi les populations qui se partagent le pays, les Turcomans sont renommés pour leur humeur belliqueuse. Ils se regardent comme les Turcs par excellence. Il est vrai que ces clans guerriers ont été jusqu’à nos jours les gardiens des frontières méridionales du Turkestan, et ont couvert les villes de Khiva, de Bokhara et même de Khokand, plus civilisées sans doute, mais bien moins résolues que ces nomades. Fidèles au génie primitif de leur famille, ils en constituent encore une des forces solides, protégés par leur barbarie même contre l’action de la civilisation aryenne, qui dissout une partie de la société turque sans parvenir à lui infuser un esprit incompatible avec ses traditions immémoriales et ses tendances instinctives. L’énergie des Turcomans n’emprunte pas autant qu’on serait tenté de le croire à l’islamisme, qui agissait si puissamment sur les Ottomans à l’époque de leurs triomphes. L’orthodoxie du Turcoman laisse fort à désirer ; mais il a l’humeur indépendante des nomades et la fierté d’une race habituée à voir trembler des multitudes qui, en perdant la vigueur militaire, ont perdu tout ce que l’homme a le droit et le devoir de défendre. La docilité si mal récompensée des populations qu’il foule aux pieds, et parmi lesquelles il va chercher des troupeaux d’esclaves tremblans sous son fouet, ne contribue pas peu à lui faire goûter un état social par lequel « chacun est roi. »