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malgré ses imperfections et ses abus, n’est pas, tant s’en faut, aussi dure et fermée aux pauvres gens que Proudhon devait la représenter. Ce fut, il est vrai, une rude et laborieuse jeunesse, mais à laquelle le secours n’a jamais manqué. Dans sa première enfance, il gardait les vaches de la maison. Il a tiré de ces souvenirs une belle page où son enfance se mêle à cette nature jurassienne, page empreinte d’une sorte de poésie âpre et puissante. Il fit son apprentissage comme garçon de cave. Ces humbles circonstances n’empêchèrent pas qu’il n’ait trouvé, pour l’instruire, d’abord l’école, puis le collège, où il remportait toutes les couronnes, et pour encourager ses débuts, les récompenses et les secours d’une académie, l’académie de sa ville natale, qui, comme il le dit, lui « servit de marraine. » Avant quatorze ans, il avait lu, dévoré une quantité de livres. Il se rendait chaque jour à la bibliothèque de Besançon, et, guidé par sa curiosité, que chaque livre excitait, il demandait jusqu’à dix volumes dans une séance. L’excellent bibliothécaire, M. Weiss, lui en faisant l’observation, l’enfant, déjà peu maniable ! l’accueillit par une repartie brusque et mordante. Obligé de gagner sa vie à l’âge de dix-neuf ans, il devint ouvrier typographe ; il fit son tour de France, et bientôt devint correcteur d’imprimerie. Il a toujours gardé son livret d’ouvrier, chargé de bonnes notes, car il faisait toute besogne en conscience, détestant les fainéans et les lâches. Ce temps fut loin d’être perdu pour son éducation. « Il corrigeait, pour la maison Gauthier, les épreuves d’auteurs ecclésiastiques, de pères de l’église. Comme on imprimait une Bible, une Vulgate, il fut conduit à faire des comparaisons avec les traductions interlinéaires d’après l’hébreu. C’est ainsi qu’il apprit l’hébreu, seul, et, comme tout s’enchaînait dans son esprit, il fut amené de la sorte à des études de linguistique comparée. La maison Gauthier publiait quantité d’ouvrages de théologie ; il en vint également par ce besoin de tout approfondir, à se former des connaissances théologiques fort étendues, ce qui a fait croire ensuite à des gens mal informés qu’il avait été au séminaire. »

Cette variété d’études devait, en dehors de toute spécialité d’érudition, lui donner une certaine supériorité générale sur ses émules et sur ses adversaires. C’était à la fois la meilleure gymnastique que pût s’imposer cette intelligence acérée et comme un capital de connaissances peu communes qui devait profiter à l’examen et à la discussion. Quel qu’en ait été l’emploi ultérieur, c’était une force. Quelle nouveauté n’était-ce pas qu’un théoricien socialiste sachant du grec, de l’hébreu, de la théologie, croyant enfin que le monde ne date pas d’hier ! Il trouvera là les moyens de faire la revue historique des questions, au moins dans une certaine mesure et sous un