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pension de 1,500 francs léguée par la veuve de l’académicien Suard. Ses opinions philosophiques, plus encore que ses idées politiques, moins en relief, avaient soulevé quelque objection. L’académie hésitait à couver un tel œuf. Cette pension fut pour l’homme d’études une ressource précieuse. Elle devait suffire à ses besoins matériels, d’ailleurs, on doit le dire, presque nuls ; elle remplit le vide que laissait la liquidation de son imprimerie, car il avait essayé d’une entreprise de ce genre avec un associé qui avait tristement fini par le suicide. Dans cette première période, on voit Proudhon en correspondance surtout avec M. Paul Ackermann, « grammairien et littérateur distingué, qui a laissé une noble veuve docte et poète. » On doit reconnaître avec M. Sainte-Beuve que cette correspondance privée, qui date de sa jeunesse, est à l’honneur de P.-J. Proudhon. Son désintéressement, ses sentimens élevés, sa recherche inquiète, douloureuse, des questions qui l’obsèdent, cette simplicité qui n’a pas été altérée encore par les nécessités du rôle poussant à l’exagération des effets, ces qualités mâles qu’accompagne un accent de franchise et qui n’excluent pas des mouvemens de gaîté et de verve presque joviale, se montrent dans les épanchemens de la plus intime confidence. Les côtés ironiques s’y dessinent aussi fortement, quelquefois avec cette amertume qui ne fera qu’aller croissant, mais souvent aussi avec un fonds de bonne humeur franc-comtoise. On n’en aperçoit pas moins dès le début ce qu’il y a de faussé radicalement et d’étroit dans le point de vue. Il se dit beaucoup, il répète à ses amis qu’il est du peuple. Il se croit le défenseur-né d’une classe spéciale par opposition aux autres. Il s’attribue une mission de tribun et d’apôtre. A propos de la pension, il écrit à Ackermann : « J’ai reçu les complimens de plus de deux cents personnes. De quoi croyez-vous qu’on me félicite ? De la presque certitude d’arriver aux honneurs, d’égaler, dit-on, peut-être de surpasser les Jouffroy, les Pouillet, etc. (il cite ses compatriotes du Jura). Personne ne vient me dire : — Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres, à l’affranchissement des petits, à l’instruction du peuple ; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissans ; poursuis ta route de réformateur à travers les persécutions, la calomnie, la douleur et la mort même. » Et plus loin, à la fin de cette lettre : « La foi est contagieuse ; or on n’attend plus aujourd’hui qu’un symbole avec un homme qui le prêche et qui le croie. » L’auteur de la Vie de Proudhon s’étend avec raison sur ce qu’il y a d’honorable dans ces sentimens. N’y a-t-il rien à dire pourtant sur cette illusion qui fait croire au jeune enthousiaste à la possibilité d’une sorte de révélation sociale tout à coup éclatant par la bouche d’un homme inspiré ? Quel nom